Kiblind, Maxime Gueugneau, 2 février 2021
On navigue dans une sorte de perfection accidentée, une neutralité absurde et déviante, reconnaissable entre mille [+]
À moins d’être marié avec Sammy Stein, il est compliqué de se procurer l’ensemble de ses publications. Ou même un nombre conséquent. Entre les introuvables, les étrangères et les épuisées, même le plus transi de ses fans ne peut les posséder toutes. Oh, bien sûr, ci ou là, il est possible d’en approcher une paire, à l’occasion d’un festival ou d’une exposition fortuite dans le voisinage. Internet, même, peut s’avérer utile. Mais avouons que Visages du temps, l’ouvrage-recueil publié par les Éditions Matière, nous tire une fière chandelle du pied. Regroupant dix-sept histoires courtes de la période 2014-2018, le dernier ouvrage du co-fondateur de la revue Collection nous permet de passer un peu de temps en sa compagnie. Ce qui est précieux.
Sammy Stein est, il faut le dire, un artiste à part. Son dessin, déjà, oscille entre des formes pures, des perspectives méticuleuses et un trait erratique qui trahit la part vivante de transhumanisme graphique. À cela s’ajoute un coloriage plein, irréel, usant à foison du dégradé issu, sans doute, de son amour pour les encres et les propriétés de la risographie. On navigue dans une sorte de perfection accidentée, une neutralité absurde et déviante, reconnaissable entre mille.
Ses constructions narratives ne sont pas en reste, qui viennent elles aussi toucher aux limites du genre. Le gaufrier éclate et le spectateur doit lui-même jeter les ponts entre les éléments. Le lecteur est fabuleux, paraît-il et, ici, particulièrement actif dans sa démarche. Sans doute est-ce une façon pour l’auteur d’agripper plus fort encore sa proie et de s’assurer que celle-ci est bien accrochée pour la plonger ensuite dans ses mondes imaginaires.
Car si Sammy Stein se donne autant de mal, c’est qu’il veut être sûr qu’on le suive jusqu’au bout de ses voyages. Se projetant en avant, en arrière, à droite et à gauche de la frise chronologique, le dessinateur parisien remue son lecteur à coups de dystopies et de dimensions parallèles. Les mondes et les civilisations disparus sont son obsession. Les expositions et les collections sont les indices de ces mondes sitôt inventés et déjà morts. L’art devient alors un marqueur du temps qui passe, artefact paradoxal, vain et nécessaire, éphémère et intemporel. Visages du temps n’est certainement pas un titre au hasard et les portraits qui le composent, aussi divers soient-ils, témoignent tous de la passionnante réflexion de l’artiste de bande dessinée sur ce qu’il est en train de faire. Dans la forme, comme sur le fond. [-]