à voir à lire, Jean-Charles Andrieu de Levis, 29 décembre 2021
Sammy Stein abolit le personnage comme principal vecteur de narration [+]
Dans Visage du temps, vous visiterez, entre autres, des galeries et musées futuristes dans des mondes désolés ou virtuels et exposant des œuvres imaginaires, vous découvrirez la carte d’un restaurant étrange servant de la confiture de larmes ou du crabe aux pinces de bronze, ou vous retracerez la vie d’un artiste plasticien qui, même dans une grande misère, ne cessa jamais de créer.
Visage du temps réunit plusieurs récits réalisés par Sammy Stein et disséminés dans diverses publications collectives, autoédités ou imprimés à quelque occasion particulière. D’un premier abord, le livre peut sembler hermétique par son approche profondément expérimentale : les pages semblent déstructurées, des cases sont en lévitation, des styles graphiques divergents se heurtent parfois au sein d’une même planche, des formes qui ne représentent rien de connu apparaissent dans les cases et figurent parfois l’unique contenu iconique des cadres, sans oublier le travail de l’ordinateur, tout en aplat, qui peut apparaître un peu froid. Cependant, dès que l’on rentre vraiment dans les pages et qu’on commence à lire les histoires, toutes ces qualités se révèlent à portée de main et construisent un monde fascinant dans lequel on s’immerge volontiers, se laissant guider par des séquences captivantes.
L’auteur nous convie à vivre une expérience originale conduite par un plaisir de la forme et une réelle séduction pour l’art contemporain, et particulièrement pour la sculpture. À travers ces déambulations visuelles, Sammy Stein propose moins des récits linéaires avec une trame narrative construite autour de nombreuses péripéties qu’un inventaire de formes par ces énumérations poétiques d’œuvres qui n’existent pas. Nous nous retrouvons alors devant un grand nombre de protocoles et réalisations artistiques fictives, mais visuellement tangibles. En ce sens, Stein se rapproche de la démarche de Lawrence Weiner lorsqu’il décida, vers les années 70, de ne plus réaliser de sculpture mais imprimait sur les murs des musées des propositions de sculpture ou de performance. Ainsi, selon Weiner, « le travail peut ne pas être réalisé » sans perdre en force ni en consistance. Suivant cette idée, les planches de Sammy Stein contiennent réellement des musées et galeries, les sculptures ayant une réalité concrète par leur simple énonciation : aux phrases plaquées sur des murs blancs de Weiner, il substitue des images en couleurs accompagnées de courts commentaires textuels. Ce répertoire de formes, techniques, matières, et élaborations conceptuelles se révèle ainsi particulièrement stimulant (d’autant qu’au sein de certains espaces chargés se cachent de véritables œuvres, hommages que l’auteur révèle dans les dernières pages).
Le graphisme à l’ordinateur, pour froid qu’il puisse paraître, permet d’entrer directement dans cette vision intellectuelle, voire théorique. Stable, immuable, il crée une certaine distance qui incite à se projeter non pas dans l’univers fictionnel que le dessin place à portée de regard mais davantage dans l’espace conceptuel qu’il élabore et dans le potentiel artistique des œuvres dessinées. Le dessin met ainsi en place un monde éminemment cérébral (qui ne veut pas dire complexe). L’auteur s’autorise aussi de nombreux jeux visuels, glissements plastiques et séquences oniriques qui attirent le regard entrainé dans ces suites rapprochées de courtes actions. Mais même ici, l’idée de sculpture demeure à travers ces évolutions de pièces qui se remodèlent. Sammy Stein abolit ainsi le personnage comme principal vecteur de narration : ici, ils figurent comme introduction aux œuvres en voix off et n’apparaissent presque jamais. Entre véritables personnages et consciences du monde qui se déploie, la limite est poreuse et s’évanouit souvent. Tous ces lieux désaffectés, virtuels, en ruine, associent ainsi une poétique du désastre à une mélancolie du temps qui passe et des œuvres qui restent.
Visages du temps est un ouvrage singulier, original, captivant, indispensable pour tout lecteur un peu curieux. [-]