TSF Jazz, émission « Coup de projecteur », Laurent Sapir, 11 mai 2018
[…] Un étrange et fascinant livre-objet [+]
Quand Jean-Luc Godard fricotait avec le roman-photo… Aussi improbable soit-elle, cette association a pourtant ponctué l’œuvre de l’élément le plus perturbateur de la Nouvelle Vague, aussi fondu de faux raccords que de collages, de bande dessinée, et surtout de ciné-romans à usage promotionnel et publicitaire fignolés par quelques-uns de ses collaborateurs.
Un étrange et fascinant livre-objet (comme un avant-goût, peut-être, du Livre d’image que le cinéaste va bientôt présenter à Cannes…), témoigne de cet engouement pas si surprenant, en vérité, lorsqu’on maîtrise les ressorts qui ont fondé la légende JLG. C’est assurément le cas de Pierre Pinchon, jeune critique d’art et directeur de cet ouvrage. Dans sa préface, il rend notamment compte de l’intérêt immédiat de Godard pour les nouvelles formes de récit en images, fussent-elles les plus kitchissimes. Elles opèrent, ici, comme « une extension de l’action de l’artiste à tout l’espace médiatique », un « contre-champ aux bandes de pellicule » et une manière, somme toute, pour le réalisateur d’À bout de souffle, d’exercer son art en « contrebandes ».
C’est d’ailleurs autour de ce film inaugural que vont naître plusieurs adaptations ciné-romanesques dont les fac-similés occupent une grande partie du livre. L’esprit d’À bout de souffle n’en ressort pas indemne, surtout quand le destin tragique de Belmondo est assorti de la légende : « C’en est fini pour lui de vivre dangereusement »… Pire encore, dans une autre version, le dernier photogramme squeeze évidemment le fameux « Qu’est-ce que c’est, dégueulasse ? » de Jean Seberg pour le remplacer par une référence à on ne sait quel enfant à naître de ce couple maudit (! ! !)
En matière de « produits dérivés », le faux quotidien Figaropravda visant à faire buzzer un film comme Alphaville apparaît bien plus « godardien ». Même tonalité arty dans le ciné-roman imaginé par Macha Méril pour prolonger son expérience dans Une femme mariée. Interviewée un demi-siècle plus tard, la comédienne dévoile un pan inattendu de sa personnalité, ne reniant rien de cette rencontre avec Godard, la connectant avec ses aspirations communistes et pré-soixantehuitardes de l’époque. Avec lui, « on était exclusivement dans la création. Or, dans la création, il n’y a pas de gras, pas de place pour les manifestations de vanité, qui sont des faiblesses. J’ai beaucoup aimé cette expérience »…
« C’était un homme fâché, un homme rageur mais présent », poursuit Macha Méril. Aujourd’hui, ajoute-t-elle, « il ne fait plus qu’une seule chose : se refuser ». Terminé, l’âge d’or du roman-photo, surtout lorsque, en guise d’arroseur arrosé, le réalisateur de La Chinoise devient lui-même la cible de pochades situationnistes. Une autre page va dés lors s’ouvrir en Godardie, pas moins mythologique mais plus rugueuse, dépouillée en tout état de cause de ces drôles de contrebandes qui faisaient presque office de bornes-fontaines au moment où ce cinéma-là était le plus rafraîchissant. [-]