Actualitté, Jean-Charles Andrieu de Levis, 21 juillet 2021
Un des récits les plus passionnants de ces dernières années [+]
SPÉCIMENS : VIRTUELS FANTASMATIQUES
Léo Quievreux a débuté cette série qui lorgne entre la science-fiction et le polar en 2015 avec l’album Le programme immersion, suivi en 2018 par Immersion. La conclusion de ce dernier volume laissait entendre qu’il s’agissait d’un dyptique mais, avec Spécimens, le dessinateur relance et prolonge un des récits les plus passionnants de ces dernières années. Il développe un univers ambitieux et complexe qui plonge le lecteur dans les méandres fantasmatiques de la psyché humaine.
Si le principe même de la série pourrait paraître obscur (des espions se connectent à une machine pour accéder aux souvenirs des autres et s’y livrent une guerre ponctuée de complots divers), l’auteur prend le temps d’accompagner le lecteur dans le récit et se révèle même presque pédagogue. Il élabore une histoire qui s’approche d’un récit d’espionnage mais le saupoudre d’inconscient, de surnaturel et de mystère. Cet étrange mélange donne parfois l’impression que Lynch ou Cronenberg aurait repris Inception de Christopher Nolan. En effet, l’onirisme qui se déploie ici prend davantage les attributs d’un cauchemar qui s’anime d’une vie propre et inattendue, et le danger rôde à chaque coin de rue dans cette histoire particulièrement immersive. Rêve et réalité se confondent, recouvrent une même consistance diégétique et on perd progressivement pieds, en même temps que les protagonistes, jusqu’à la conclusion palpitante de ce tome qui se termine en un cliffhanger vertigineux.
Le dessin est magnifique et resplendit de cases en cases. Quievreux exhibe toute l’étendue de son talent et livre des planches somptueuses. Il développe un travail du noir et blanc qui s’approche du clair-obscur où chaque espace entre en tension plastique avec les autres. Les aplats de noir rivalisent avec les blancs puissants, qui eux-mêmes sont parcourus de trames fines (qui témoignent d’un labeur impressionnant pour le dessinateur) qui creusent la représentation et lui confèrent plus de consistance, une texture qui pare le monde. Le trait se montre aussi très précis et rigoureux. Mais le réalisme implacable des images est perturbé par des espaces d’anomalies iconiques qui se signalent essentiellement dans la représentation des visages des personnages : ainsi, à la stabilité du monde tangible contraste l’altérité des faciès qui, bien souvent, signale davantage la nature graphique de l’image qu’elle ne dessine véritablement une figure humaine.
Le meilleur exemple en est Monica X, dont le visage n’est qu’un agglomérat de points très fins qui occupent l’espace de la tête. Pour ce personnage, on ne perçoit aucune ambition de représenter mais plutôt celle de créer une zone de rupture graphique. Toutes ces minces, bien qu’omniprésentes, altérations de l’image accentuent considérablement l’impression d’inquiétante étrangeté qui plane sur le livre.
Le mystère s’inscrit bien visuellement avant de se repérer dans les péripéties de l’histoire. Il se poursuit aussi au sein de séquences sublimes qui n’ont véritablement de sens, mais qui se perçoivent comme des stimulations optiques, transports physiques et/ou virtuels à divers endroits du programme, comme des sauts dans l’espace et le temps dans un endroit où justement ces deux données se délitent progressivement. Il ne s’agit pas véritablement de suites de dessins figuratifs n’ayant aucun sens, car ces consécutions chaotiques s’inscrivent pleinement dans l’abîme de ces lieux : elles expriment merveilleusement bien les instants de confusion où les personnages pénètrent dans le programme, la transition d’une conscience dans une autre, le temps de chargement et d’acclimatation à un monde virtuel hanté par des forces puissantes bien qu’impalpables.
Avec Spécimens, nouveau tome d’une série absolument fascinante, Léo Quievreux continue de nous envoûter et de nous éblouir visuellement. Il explore un univers dense, touffu, qui compte parmi les plus stimulants que l’on peut lire aujourd’hui. [-]