Sociétés & Représentations (n°28), Isabelle Saint-Martin, 13 mai 2009
« La Méthode Bernadette » : derrière ce titre sobre se cache un petit livre étonnant, presque entièrement composé d’images [+]
La Méthode Bernadette. Une catéchèse visuelle entre invention graphique et conservatisme doctrinal.
« La Méthode Bernadette » : derrière ce titre sobre se cache un petit livre étonnant, presque entièrement composé d’images. Il ne s’agit pas d’un beau livre à feuilleter où les illustrations viendraient compléter un propos, mais bien d’un ouvrage dont la matière principale tient dans l’agencement et le déroulement de ces planches. Exceptées trois pages de « méthodologie » qui explicitent ce parti pris, une préface de François Cheval, conservateur en chef des musées Nicéphore-Niépce et Vivant-Denon, et une postface d’une vingtaine de pages de Sonia Floriant, docteur en sciences du langage, enseignant-chercheur associé au musée Nicéphore-Niépce, l’essentiel du livre est donc composé d’un montage des cartons et vignettes d’une méthode catéchétique, connue sous le nom de Méthode Bernadette, sélectionnés et légendés par Laurent Bruel, afin de produire une sorte de « texte en images », comme l’exprime l’ambition de la collection « Imagème » aux Éditions Matière. Ce dispositif est d’autant plus adapté au sujet qu’il s’agit de retracer une entreprise elle-même tout entière consacrée aux images et dont le succès exceptionnel mérite qu’on s’y attarde, même si le contenu, qui peut paraître désuet et très conservateur, semble l’avoir renvoyée aux oubliettes de l’histoire, y compris dans le monde catholique.
Attaché à redécouvrir ces visions d’un autre temps, qui n’est pas si lointain, l’auteur présente différentes ouvertures possibles, en paraissant hésiter sur la sélection de la première planche. Pourtant son premier choix est fort significatif et a valeur de manifeste ! La barque de Pierre (figure allégorique classique de l’Église) terrasse un diable qui souffle « modernisme ». Ce terme ne renvoie pas seulement aux périls du monde moderne, mais aussi à une crise entamée dans les années 1890, avec les nouvelles formes d’exégèse, crise qui va culminer, en France, avec la condamnation de L’Évangile et l’Église d’Alfred Loisy, publié en 1902, puis l’encyclique Pascendi de Pie X (1907). Par ce choix visuel, le ton est donné et entend mettre en exergue une volonté farouchement affirmée de refuser les acquis de la modernité quand ils menacent les valeurs traditionnelles de la foi. C’est en 1934, à la veille de l’élection du Front populaire, que paraissent les premières planches de la Méthode Bernadette, cependant le projet, longuement mûri, était en germe depuis les années Vingt. Il naît des initiatives d’un abbé de Thaon-les-Vosges, l’abbé Bogard, et de sœurs séculières, les Sœurs Bernadette de Saint-François-de-Sales, proches de milieux ouvriers de la région et déjà engagées dans l’éducation populaire des jeunes filles et des enfants. Avec la dessinatrice, sœur Marie de Jésus, l’abbé Bogard teste plusieurs propositions de catéchèse par l’image afin d’élaborer la méthode la plus efficace pour l’instruction religieuse. Il découvre avec grand intérêt le pouvoir de séduction que possèdent les gravures découpées d’Europe centrale (Scherenschnitte) ou les ombres chinoises. Ses premiers dessins sont alors retravaillés pour se réduire à des effets de silhouettes exclusivement en noir et blanc. Ce procédé, testé à différentes distances, est celui qui procure le maximum de visibilité et le plus d’impact sur la mémoire selon le principe de la persistance rétinienne. Le vif contraste du noir et du blanc doit s’imprimer dans l’âme du spectateur afin d’y faire pénétrer au plus profond les principes essentiels, et martelés avec force, d’un univers manichéen partagé entre le bien et le mal, la voie de Dieu et celle de Satan. On serait tenté de jouer sur les mots et de réduire ce choix à un monde tout noir ou tout blanc, mais le dispositif est plus complexe car le noir en lui-même est vertueux. Il est sobriété et retenue, il refuse la séduction de la couleur et ses attraits perçus comme trop matériels et sensuels. Le noir ne s’oppose au blanc que dans un effet rhétorique ; dans le pouvoir de fascination de l’image et dans la force de son action, il en est complémentaire.
Le Ciel et l’Enfer
Ce jeu visuel extrêmement frappant permet de composer six cents vues divisées en quatre séries : Évangiles, Histoire Sainte, Catéchisme et Histoire de l’Église. Ce système visuel fut aussi utilisé par les sœurs pour des séries de vignettes en couleurs (mais toujours monochromes) et des conseils d’éducation ménagère puis, plus tard, pour une tentative d’encyclopédie en images. Mais ce sont les vues religieuses qui ont fait le succès de la méthode tout à la fois oculaire, intuitive et concentrique, puisqu’elle propose une partie de tous les sujets pour chaque année de catéchisme. Dès 1937, la reproduction manuelle au pochoir ne suffit plus, les vues sont confiées à un imprimeur, ce qui permet d’atteindre une diffusion exceptionnelle tant en France qu’à l’étranger dans les missions catholiques. L’approche de Laurent Bruel croise la fascination suscitée par ces images avec d’autres expériences visuelles du XXe siècle. Si les rapprochements avec Casimir Malevitch ou Marcel Duchamp peuvent paraître surprenants quoique stimulants, les liens avec le développement de la signalétique moderne et la multiplication contemporaine des panneaux Michelin sont très pertinents et mettent en valeur le souci d’efficacité, appuyé par les recherches des sciences cognitives, qui anime le concepteur. Le montage visuel est complété par l’analyse de Sonia Floriant qui permet de suivre, avec précision, l’aventure de ce magistral succès éditorial. Les images, proposées sous différents formats selon la taille de l’auditoire, peuvent être suspendues et sont toujours accompagnées d’un titre et d’une brève explication à mémoriser et réciter, même si le contenu reste très schématique, puis les tableaux seront reproduits en petites vignettes à collectionner dans un classeur. Plus que l’influence des papiers découpés, Sonia Floriant voit surtout, dans ce parti pris graphique, le désir d’un retour à l’état d’enfance, à une forme première d’appréhension du monde débarrassée de la couleur et de la matière qui s’adresserait à un « enfant façonnable qui voit d’abord en noir et blanc » (p. 146).
Toutefois, au gré des références, d’autres rapprochements visuels auraient pu être suggérés, sans qu’il s’agisse de sources au sens strict, mais d’évolution du goût. Ainsi l’esthétique de ces images peut-elle être croisée avec l’influence du japonisme et l’intérêt manifesté depuis la fin du XIXe siècle pour les traitements graphiques en aplats de couleurs et pour les jeux de contraste dont témoignait déjà, par exemple, le succès des gravures en noir et blanc du peintre suisse Félix Vallotton, inscrites, il est vrai, dans un tout autre univers visuel.
Le choix d’un récit en images composé des vues produites par les sœurs Bernadette est d’une incontestable efficacité ; original et vivant, il reconstitue parfaitement une atmosphère. Cependant, il ne donne pas accès aux légendes d’origine et aux livrets qui accompagnaient les tableaux ainsi qu’aux références qui permettraient de les situer dans une série, mais l’on sait que, désormais, l’ensemble est conservé au musée Niépce et peut être consulté. Partir des images éditées par les sœurs a permis d’offrir un riche aperçu de la méthode, son développement et ses moyens, aperçu que l’on pourrait prolonger dans une approche plus large, à des comparaisons et à un éclairage diachronique et synchronique. À partir des travaux ouverts ici, différentes pistes pourraient être suivies. Il serait intéressant d’analyser le dispositif narratif d’une planche complète pour dégager les procédés d’ellipses et de découpage du récit dans le cadre des planches d’histoire sainte, et le comparer, le cas échéant, aux premières bandes dessinées religieuses qui se situent dans une autre approche. Sur le plan plus proprement catéchétique, une mise en perspective de ce qui distingue le contenu de cette méthode des autres manuels de l’époque permettrait de préciser son degré de conservatisme. Établir des liens avec les réflexions sur l’art religieux en un temps bouleversé dans l’Église par la publication de la revue L’Art sacré, puis par la découverte de l’abstraction, aiderait à situer l’entreprise de l’abbé Bogard dans ses rapports à l’art d’une part et à l’histoire de la catéchèse par l’image d’autre part. Il s’agit là d’une histoire riche d’entreprises innovantes qui, si elles n’ont pas pris la forme simplifiée des silhouettes, ont eu néanmoins tant aux XVIe et XVIIe siècles que surtout, grâce aux nouveaux moyens de production et de diffusion, à la fin du XIXe siècle, de très vifs succès. Certaines éditions, parues dans les années 1880, ont connu une diffusion internationale dans les pays de mission d’une envergure presque comparable à celle qu’aura la Méthode Bernadette en Asie ou en Afrique au cours des années Cinquante. Celle-ci, moins chère, plus directe, a certainement constitué une forme de concurrence redoutable qui pourrait être précisée dans les contextes missionnaires spécifiques. Toutefois la brève bibliographie, un peu hétéroclite — de la Bible en « profil d’une œuvre » Hatier jusqu’à l’ouvrage savant de Jean Bottéro sur La Naissance de Dieu, en passant par des catalogues d’images d’Épinal peu directement liés au propos —, ne donne guère de pistes, malgré la référence à un article pionnier d’Évelyne Sigoillot sur la méthode des Sœurs Bernadette, pour prolonger le regard vers l’histoire de la catéchèse ou l’histoire missionnaire. Tel n’était pas le propos des auteurs, et l’on ne boudera pas son plaisir en retournant aux images, source ici de toute chose, pour y trouver quelques développements vers le monde environnant.
En effet, c’est par l’évocation des conditions de l’arrêt de la méthode que l’on entrevoit l’évolution catéchétique extérieure. La Méthode Bernadette survit difficilement à la mort du chanoine Bogard en 1958, mais surtout le temps qui suit le concile de Vatican II (1962-1965) consacre des évolutions, déjà amorcées dans les décennies précédentes, dont les sœurs semblaient s’être tenues à l’écart. La présence récurrente de diables et diablotins, la menace insistante de l’Enfer ne correspondent plus aux nouveaux enjeux pastoraux. Or il ne suffit pas d’effacer quelques détails, par exemple les figures sataniques, pour renouveler en profondeur le message. Le résultat ne parvient qu’à aplatir l’image en détruisant l’équilibre graphique et l’échec des essais d’adaptation témoigne, a contrario, de la force visuelle de la conception initiale.
Ni blanc, ni noir, c’est à un monde devenu gris qu’il faut s’adapter, souligne Laurent Bruel. Sonia Floriant présente les efforts accomplis par les sœurs à la fin des années Soixante pour proposer de nouvelles séries avec l’accord de l’Institut catéchétique de Paris, mais ce ne sont que de vaines tentatives pour survivre à l’arrêt de l’ancienne méthode, partie au pilon : elles cessent en 1969, à la mort de sœur Marie de Jésus. Il faut savoir gré aux auteurs d’avoir su ressusciter, à partir du fonds de dessins et du matériel pédagogique que la dernière supérieure s’apprêtait à enfermer dans une crypte, une entreprise de vaste ampleur, en manifestant tout à la fois un regard critique et une grande empathie dans la reconstitution de ce combat d’un autre temps. Le montage poétique, au sens d’une véritable création, ainsi que la qualité d’écriture de l’ensemble invitent à s’immerger dans ce monde binaire en noir et blanc, et à se réjouir de ce que le conservateur, François Cheval, ait accepté d’accueillir désormais dans son musée ce témoignage d’une époque.
Reste une interrogation qui affleure dans l’ouvrage devant la puissance visuelle de ces images et le conservatisme du contenu : modernité ou réaction ! Capacité étonnante à résister à un monde qui change ou au contraire capacité surprenante d’adaptation aux outils les plus efficaces de la modernité ? Pour élargir le débat au-delà de ce cas particulier, on pourrait en revenir aux mots d’un auteur contemporain, Jacques Maritain. Ils furent certes prononcés dans un tout autre contexte et ne visaient nullement une méthode catéchétique, il s’agissait de définir le catholicisme du temps, c’est-à-dire, aux yeux de l’auteur, un catholicisme intemporel Dans la préface d’Antimoderne (1922), Maritain précise : « Ce que j’appelle ici antimoderne aurait tout aussi bien pu être appelé ultramoderne. Il est bien connu, en effet, que le catholicisme est aussi antimoderne par son immuable attachement à la tradition qu’ultramoderne par sa hardiesse à s’adapter aux conditions nouvelles surgissant dans la vie du monde. » [-]