RTBF, émission « Les Glaneurs », Pierre De Jaeger, 17 septembre 2015
Tout ça donne un album avec une charge onirique assez incroyable. [+]
« Je viens avec un livre qui s’appelle Le Programme Immersion de Léo Quievreux. C’est la nouvelle bande dessinée parue aux Éditions Matière, un des plus beaux éditeurs qui soient et qui sort fort peu de livres, donc quand il en sort un il faut en parler. […] Léo Quievreux, on ne peut pas dire que ce soit la plus grande superstar de la bande dessinée, beaucoup de monde n’en a jamais entendu parler. On ne peut pas dire pourtant que ce soit un nouveau venu. En fait, il a commencé à faire de la bande dessinée dans les années nonante, en cette espèce d’âge d’or de la bande dessinée indépendante — ce n’est pas tout à fait comme ça que je le considère, mais on en parle quelquefois comme ça. Il était à l’origine d’une structure qui s’appelait Gotoproduction […], petit structure avec laquelle il a édité des tas de choses mais sous le nom « Léo » et pas encore « Léo Quievreux ». […] Pas la suite, dans les années 2000, il a publié beaucoup de choses aux éditions du Dernier Cri, structure marseillaise sous la houlette de Pakito Bolino. […].
Le Programme Immersion sort aux Éditions Matière, maison d’édition assez particulière, je le disais tout à l’heure, qui sort fort fort peu de livres, à peu près un livre par an, parfois deux. Ça vaut vraiment la peine de jeter un coup d’œil — au minimum — sur tous ces livres, et même de les lire et de les étudier de près. C’est la première fois que Léo Quievreux édite chez eux. Ce Programme Immersion est une sorte d’histoire d’espionnage, de polar, en tout cas il en emprunte les codes. Évidemment, ce n’est pas tout à fait ça non plus. On va essayer de plus ou moins en résumer l’intrigue. Il est question d’une machine qui permet de visualiser les souvenirs, machine fort utile pour mener des enquêtes, machine fort utile aux mains d’une agence d’espionnage. On a en effet une sorte d’agence secrète. On est principalement au sein du département Benelux de cette agence, je ne sais pas pourquoi. Ils se sont fait voler cette machine. Pour la récupérer, ils ont une deuxième machine qui va fonctionner autrement puisqu’au lieu de brancher une personne dessus, ce qui ne permettrait que de lire ses souvenirs, on branche plusieurs machines, auquel cas on a des liens un peu étranges qui se font entre divers niveaux de réalité, qui permettent de savoir ce qui est arrivé à la première machine. On a donc une histoire avec des niveaux de réalité à tiroirs, avec de plus en plus de gens branchés en batterie à cette machine, et un univers de plus en plus étrange puisqu’on ne sait plus toujours très bien où on est, évidemment. C’est un peu un grand classique de cette thématique qui est devenue presque un poncif des récits de science fiction, depuis les univers virtuels des cyberpunks des années 1980. C’est quelque chose maintenant de bien balisé, et bien que ce soit balisé Léo Quievreux parvient à nous faire perdre l’équilibre dans tout ça, notamment à travers un style qui fait que la réalité, pour finir, n’existe à aucun niveau, même au premier, car on est dans univers vraiment très très très étrange, des paysages urbains généralement complètement vides avec juste un ou deux personnages qui errent au milieu de bâtiments à l’architecture fonctionnaliste — ça rappelle un peu les bandes dessinées de Chantal Montellier où on voyait aussi des personnages qui errent seuls. Avec de temps en temps des images mentales qui sont projetées sous forme de taches qu’on aurait collées par-dessus ce premier niveau… Et alors, une fois qu’on est dans les univers mentaux, on est dans la même chose, dans ce même monde un peu désincarné. On passe de l’imaginaire d’un personnage à celui d’un autre, mais ils s’y croisent donc on ne sait pas très bien chez qui on est. Et quand on passe de l’un à l’autre, on a des espèces de transitions totalement abstraites : on a parfois des pages entièrement de cases abstraites. Mais qui ne sont pas uniquement des transitions, qui créent aussi des répétitions, des rythmes dans lesquels tout à coup des motifs moins abstraits apparaissent très brièvement : des petits morceaux d’architecture, de bâtiments qu’on retrouvera plus loin dans l’histoire, des silhouettes fugaces qui passent dans le cadre d’une porte — on ne sait pas si c’est quelqu’un qui passe trop vite pour qu’on le voie ou si ce sont ces silhouettes qui ont été laissées par les victimes des bombes atomiques sur les murs qui se trouvaient derrière eux, des personnages volatilisés… Tout cela nous permet de passer d’un monde à un autre sans savoir, pour finir, dans quel monde on se trouve mais en gardant tout de même le fil du récit.
Ce qui se passe c’est qu’on s’installe de plus en plus dans cette espèce de non-réalité, où les personnages qu’on croise sont eux aussi assez étranges. Ils ont de drôles de tronches. L’un des personnages s’appelle Le Chauve : ce n’est pas seulement qu’il n’a pas de cheveux c’est qu’il n’a pas de sommet du crâne. Il a un sommet de crâne en forme d’œuf à la coque entamé, on ne sait pas très bien ce qu’il a à l’intérieur car on ne le voit jamais d’en-haut, c’est un mystère non éclairci. Il y a pas mal d’autres personnages qui ont des têtes qui rappellent des dessinateurs de bande dessinée dans le genre de Chester Gould. Chester Gould était l’auteur de Dick Tracy, qui avait l’habitude de dessiner des méchants avec des têtes particulièrement incroyables, très éloignées de toute forme de réalisme. C’est au-delà de la caricature, on est dans le domaine du signe, d’un petit schéma monstrueux qui souvent ne fonctionnait que sous un angle, donc on voit tout le temps le personnage sous le même angle. C’est le genre d’idée qu’on retrouve ici aussi, pas seulement avec les visages, qui changent très fort (on a par exemple des visages qui de face ou de profil sont très différents, et ce sont les deux seuls angles qui existent, il n’y a pas de trois quart face) : il y a aussi un personnage qui intervient dans l’un des niveaux de réalité, et qu’on ne voit que de dos — peu importe ce que les autres font, ils ne le voient que de dos, ils ne savent pas à quoi il ressemble de face. On est clairement dans le domaine des choses qui intéressent Léo Quievreux, avec ces histoires d’angle de vue sur les personnages.
Tout ça donne un album avec une charge onirique assez incroyable. C’est le genre de livre dont on rêve toute la nuit lorsqu’on le lit le soir. Or, je ne suis pas certain qu’on puisse demander quoi que ce soit de plus beau à une bande dessinée que d’être une de ces formidables machines à rêver. Voilà : Le Programme Immersion, Léo Quievreux, c’est un très très beau livre et c’est aussi un très beau travail d’édition où l’on retrouve cette chose malheureusement trop rare dans les albums de bande dessinée : du noir vraiment noir — puisque c’est aussi du noir et blanc — où le noir est incroyablement noir. » [-]