revue Nicole, Nicole (entretien avec Jérome Dubois), 1 juillet 2020
« Ce sont deux livres qu’on peut lire ensemble ou pas, j’ai essayé de faire en sorte qu’il ne soit pas nécessaire de lire l’un pour apprécier ou comprendre l’autre. » [+]
Au début du mois d’avril, dans une expérience inédite de citation réciproque, devaient sortir Citéville et Citéruine de Jérôme Dubois, respectivement publiées par les éditions Cornélius et les Éditions Matière. Un beau projet d’édition miroir, furieusement d’actualité, qui interroge notre rapport à l’espace urbain et à son désenchantement, voire à sa désertion. La sortie de ces deux ouvrages étant repoussée à la rentrée de septembre — ainsi que l’exposition associée proposée par la galerie parisienne Arts Factory, j’ai profité de cette période d’isolement forcé pour poser quelques questions à Jérôme Dubois, par visio-conférence, cela va de soi…
— Salut Jérôme, excuse-moi. J’ai la bouche pleine, je suis en train de manger un croissant. Si tu devais résumer chaque livre en quelques mots, ça donnerait quoi ?
Jérôme Dubois — Citéville décrit le quotidien d’une ville fictive mais pas totalement improbable. Citéruine décrit le quotidien de la même ville quand plus personne n’y habite.
— À quel moment as-tu commencé à travailler sur le projet Citéville / Citéruine ? Comment le projet est-il né ?
Jérôme Dubois — J’ai vu enfant un reportage télé dans lequel un homme autiste décrivait une ville qu’il avait inventée en détail, jusque dans les horaires des vols internationaux de ses aéroports fictifs. Ça m’a complètement fasciné. Et puis, adolescent j’imaginais souvent avec mes amis ce qu’on ferait dans notre ville si elle était complètement déserte. Donc cette idée n’est pas tout à fait neuve, c’est un thème qui m’a toujours accompagné. Quand Cornélius m’a proposé de participer à la revue Nicole (2014), mon premier projet était l’histoire d’une ville au bord de la crise, reprenant le dispositif que j’utilise dans Citéville et Citéruine. Dans chaque double, la page de gauche était habitée, et celle de droite en ruine. Mais le format court ne permettait pas de bien rendre l’échelle de ce que je voulais décrire et j’ai laissé cette histoire à l’état de story-board. C’est là que j’ai décidé de m’atteler à créer une ville complète, le format de la revue me permettant de poser les bâtiments tranquillement au fil des parutions. J’ai commencé par un hypermarché, BUY MORE.
— Comment a-t-il évolué au fil du temps ?
Jérôme Dubois — À partir de BUY MORE, j’étais à peu près sur des rails. J’avais décidé d’écrire une histoire par an, que chacune allait se situer dans un lieu différent de Citéville pour pouvoir faire un petit ensemble permettant de se représenter suffisamment l’ambiance générale. Je dessinais aussi en parallèle les histoires en ruine et quelques plans de bâtiments divers. J’avais prévu de ne le préciser nulle part pour qu’on se rende compte a posteriori du lien qui unissait les histoires.
— Quand as-tu eu l’idée de travailler avec deux éditeurs différents ?
Jérôme Dubois — C’était le projet dès le départ. Je pensais que de tout réunir dans un seul livre serait trop volumineux et indigeste, et que Cornélius ne serait pas forcément intéressé par la publication de la version ruine. J’ai donc tout de suite pensé à Matière car ça me paraissait plutôt coller à leurs publications et que c’est un éditeur que j’aime beaucoup. Mais j’ai mis longtemps avant de proposer le projet à l’un et à l’autre. Ce que je n’avais pas prévu c’est la prépublication en fanzine avec Fidèle, je pensais faire ça dans mon coin en autoédition pour que les versions ville et ruine paraissent à peu près en même temps, mais le faire avec eux a rendu cette partie beaucoup plus confortable.
— Au-delà du fait de publier chez deux éditeurs que tu apprécies, qu’est-ce que ce dispositif double apporte à tes yeux ? Quel sorte d’écart as-tu recherché ?
Jérôme Dubois — Je voulais donner une teinte différente aux deux livres, qu’on les perçoive d’avantage comme deux histoires qui se répondent plutôt que comme deux tomes d’un seul projet. Je veux éviter qu’on imagine que Citéruine est nécessairement la suite de Citéville. Publier chez ces deux éditeurs c’était une façon de m’approcher de ça. Les livres ont une apparence différente, mais ils sont surtout associés à la personnalité des deux maisons. Je pense que les gens qui connaissent Cornélius et Matière ne sont pas dans le même état d’esprit quand ils ouvrent un livre de l’un ou de l’autre. Quand on est habitué à un éditeur, on s’attend à quelque chose de particulier, et je voulais profiter de cette impression pour distinguer les deux volumes. Ce sont deux livres qu’on peut lire ensemble ou pas, j’ai essayé de faire en sorte qu’il ne soit pas nécessaire de lire l’un pour apprécier ou comprendre l’autre.
— T’es-tu inspiré de villes déjà existantes ? Si oui, lesquelles ?
Jérôme Dubois — La grande majorité des lieux de ces livres (mais aussi de mes livres précédents) sont directement adaptés de lieux existants, parfois des images de bâtiments qui me plaisent, parfois des endroits que je connais. Pour ces livres c’est un mélange assez varié avec une forte dominante de banlieue parisienne, plus particulièrement du 92. Il y a des plans de Rueil-Malmaison (ma ville natale), de Nanterre, et des souterrains de La Défense (que j’imaginais être Paris quand j’étais enfant). Il y a aussi directement des vues de ma fenêtre ou de ma rue à Asnières.
— Qu’est-ce qui a accompagné ton travail pendant la création des deux livres ?
Jérôme Dubois — Deux livres que j’aime beaucoup et qui m’ont servi de documentation et d’influence : Modern Forms de Nicolas Grospierre et Affichage libre d’OX. La musique m’aide aussi beaucoup à écrire. Pour ces livres je retiendrais un mélange de Punish, Honey de Vessel et Chanting the light of foresight de Terry Riley.
— Quels sont les autres lieux de Citéville que l’on ne voit pas dans le livre ?
Jérôme Dubois — Citéville est infinie et donc les lieux qu’elle contient sont malheureusement trop nombreux pour être tous connus. J’ai quelques noms que j’avais notés pour des histoires éventuelles et qui m’ont servi pour des plans annexes. Je peux citer le musée de la Bombe (c’est presque un lieu de culte), le bidonville vitrifié (pour la curiosité), le simulateur d’échec (pour les gens dont la vie est trop simple), l’hôtel Consensus (celui-là est très mystérieux) et le silo à gamètes (il faut bien faire des enfants).
— Quel est le régime politique de Citéville ? À quoi ressemblent ses dirigeants ? Sa devise ?
Jérôme Dubois — Je n’ai volontairement pas abordé le côté politique de la ville. J’ai essayé, mais j’ai vite vu que ça ne donnait rien de bien. Je tombais tout de suite dans la caricature facile, ce que j’ai essayé d’éviter le plus possible pour le reste des histoires. Je crois que c’est un univers que je ne comprends ou que je ne respecte pas assez pour en faire quelque chose d’intéressant, et j’aime aussi laisser au lecteur la possibilité d’imaginer ça. D’un point de vue d’observateur, je dirais que Citéville n’est finalement pas très éloignée de certaines sociétés occidentales, donc leur système politique devrait à peu près ressembler au nôtre. Ou à celui du 92.
— Comment as-tu procédé pour réaliser Citéruine ?
Jérôme Dubois — Comme j’ai vraiment envisagé Citéruine comme une ville parallèle et pas comme une adaptation, c’était important pour moi que les deux projets soient physiquement identiques, en format, en technique et en nombre de planches. C’était donc moralement impossible de faire de la retouche ou du copier-coller numérique. J’ai donc tout redessiné à partir des planches de Citéville. Dès que j’avais une histoire terminée, je la passais à la table lumineuse pour en extraire les éléments de décor visible et les adapter avec les exactes mêmes proportions.
— Quels sont tes outils de prédilection pour dessiner ?
Jérôme Dubois — Je dessine surtout avec du matériel de dessin technique : stylo tubulaire, règles, équerres et perroquets. Je remplis ensuite mes noirs avec un pinceau et de l’encre de Chine. C’est très satisfaisant à utiliser. [-]