Radio Grandpapier, Stéphane Noël, 27 octobre 2017
[…] Alors, pourquoi ce retour d’une bande dessinée qui flirte avec l’abstraction en 2017 ? [+]
[35'40''] Nicolas Nadé est né en 1982, diplômé de l’université de Metz en 2007, donc il est sorti il y a une dizaine d’années de l’école, il vit et travaille à Metz. Il a fondé en 2009 la plateforme éditoriale Modèle Puissance avec Vanessa Dziuba et Julien Kedryna et encore Jean-Philippe Bretin. Il participe à plusieurs expositions avec eux : des expositions qui mêlent du graphisme, du dessin, de la sculpture, des choses assez « art contemporain », on va dire… En 2013, il est invité par Jochen Gerner à participer au numéro 3 de la revue Mon lapin, et du coup ça l’a lancé un peu du côté de la BD. Depuis, il a publié quelques petits trucs, dont quatre volumes de Quadrilogie bitmap. Nadé c’est un fan de Benday, vous savez ce système de trames mécaniques, et ancien, qui fait les gros points caractéristiques de la bande dessinée de superhéros. Sachez que le Benday a été inventé en 1879 par Benjamin Henry Day Jr. (« Ben Day »). Roy Lichtenstein en a fait sa marque de fabrique, ce qui a dégoûté des milliers d’auteurs de bandes dessinées car quand c’est un artiste qui l’utilise, c’est classe, tandis que quand c’est de la BD c’est vulgaire. Mais Nicolas Nadé aime aussi les dessins techniques au Rotring, ainsi que l’imagerie 3D old-school, avec ses dégradés trop lisses et ses polygones trop visibles. On sent bien que l’esthétique des années 1980, qui était elle-même une esthétique néo-Fifties, est dépoussiérée par une nouvelle génération de jeunes auteurs — on va y revenir.
Quelques Miettes… est une bande dessinée muette, et on pourrait rapidement dire « abstraite », même si le terme est au final peu approprié. En effet, que pourrait-on appeler « bande dessinée abstraite » ? Abstraite de quoi ? Dans les faits, Quelques Miettes… ne contient pas, en effet, de personnage ou d’histoire mais tout de même, c’est absolument une séquence. Et en plus, le monde qui est décrit est matériel, je veux dire par-là qu’il est dessiné de manière réaliste : nous sommes promenés dans des espaces appréhendables par le regard, un espace représenté donc. Si on associe généralement l’abstraction au moment où les peintres modernes cessent de faire de la peinture comme une « fenêtre sur le monde » et étalent de la peinture comme des cochons sur des carreaux au lieu d’ouvrir la fenêtre, alors on peut dire que Quelques Miettes… n’est pas une bande dessinée abstraite : elle est une fenêtre ouverte sur un monde. Un monde qui partage un ensemble de propriétés communes avec le nôtre. La pesanteur y a cours, par exemple, comme le moteur physique du jeu vidéo dont l’univers physique de Nadé est inspiré. La sensation constante est qu’aussi abstraite que soit l’image, c’est la description d’un processus dans une dimension qui est connectée à la nôtre, qui nous est montrée et qui est donc cohérente. Je vais décrire les premières pages du livre, accrochez-vous.
Nous découvrons dans la première case un paquet de bâtons à bout arrondi posés sur une étroite terrasse en haut d’une tour. Un des bâtons tombe, puis trois autres sur le bord de cette tour. Une barre tombe soudain à l’exacte verticale de la tour, coupe les petits bouts arrondis des bâtons qui dépassent et les fait tomber. Les bouts s’affaissent au pied de la tour, se ramollissent et une bille parfaite, comme une perle, en est éjecté de chacun. Les perles roulent et s’agglutinent pour former une espèce de cylindre qui se met à rouler en se dévidant comme un rouleau de papier aluminium jusqu’à ne plus laisser qu’un tube qui s’arrête juste à la hauteur d’un parallélépipède dont une surface fine comme un couteau le coupe sur toute la longueur. Après un moment, le tube se plie vers l’intérieur et les deux demi-tubes ainsi obtenus s’assemblent pour devenir un vrai rectangle sans épaisseur, et tout debout. Voilà, je viens de décrire quatre pages, et vous voyez qu’il se passe des choses. On n’a pas exactement là une narration, peut-être un enchaînement. Le Cours des choses, cette vidéo des Suisse-Allemands Fischli & Weiss, vient immédiatement à l’esprit — je vous invite à aller regarder sur Youtube.
Le terme « abstraction » vient immédiatement à l’esprit, donc, par l’usage constant que fait Nicolas Nadé des formes géométriques tracées à l’instrument : des cercles, des ovales, un bon paquet de lignes droites qui oscillent entre traits, plans et volumes, et qui rendent incertain l’espace parcouru. Est-ce qu’il est physique, est-ce qu’on est confronté à une matière ? Ou est-ce qu’il est mental, siège des formes parfaites ? La bande dessinée laisse cette question en suspens pour nous amener régulièrement à ne plus suivre la séquence narrative mais percevoir la planche entière comme un objet physique appelé, par notre analyse mentale, à devenir un processus abstrait de lecture. Je vais prendre, pour étayer un peu ceci, un parallèle technique. Je m’intéresse, comme vous le savez, au graphisme web, et sachez qu’un navigateur web est un outil assez étonnant : quel que soit le code html que vous lui fournissez, aussi mal écrit et aussi rempli de fautes de syntaxe qu’il soit, le navigateur va essayer d’analyser le code et d’en extraire une structure. Une fois qu’il a réalisé ce travail, il jette le code source et ne s’intéresse plus qu’à la structure telle qu’il l’a comprise dans son espace mémoire. Ce processus n’est jamais possible pour les humains, qui ne peuvent évacuer tout à fait la matière — et dans ce cas-ci, dans un livre, la matière de la page. Même quand on lit de la littérature, on continue de voir de la typographie, et cette typographie continue de nous influencer dans la lecture. C’est pourquoi la bande dessinée de Nadé reste de la matière, là où on pourrait être tenté de la considérer comme un processus mental étalé sur des pages. La bande dessinée de Nadé produit des variations dans l’enchaînement des cases : on passe de séquençages simples, et nécessaires pour suivre l’action (un objet avance, il est coupé par un autre, il tombe et s’écrase, etc.), ce séquençage suit des objets et leur évolution, et nous permet de suivre la mutation et les effets physiques par itération dans l’écart, mais à un moment c’est la simultanéité qui structure la page (on a des gros plans qui pointent dans un espace que nous découvrirons ensuite dans son ensemble), et parfois c’est un schéma qu’il nous montre, c’est-à-dire une vue en coupe ou quelques petites explications qui nous sont données sous forme de graphique pour une meilleure compréhension intuitive de la suite du récit. Mais il n’y a jamais une explication au sens propre, dans ce livre : on ne saurait pas dire si on assiste à un moment particulier, par exemple, ou si les phénomènes à l’intérieur de ce monde sont toujours comme ça. Donc il reste une espèce de suspension.
Alors, pourquoi ce retour d’une bande dessinée qui flirte avec l’abstraction en 2017 ? L’esthétique des années 1980, on en a parlé tout à l’heure, c’est celle des premières images de synthèse (le terme « images de synthèse » est délicieusement ringard) : Baptiste Virot, Jérôme Dubois et son très beau Tes yeux ont vu qui vient de sortir chez Cornélius, mais aussi Antoine Marchalot, Sammy Stein et toutes les personnes de la maison d’édition Adverse, travaillent sur des récits dans lesquels on a un retour sur la planche, où le dessin, le graphisme est en effet une forme d’abstraction. C’est une tendance plutôt lourde. Il semble que l’abstraction pourrait bien être une stratégie pour contrer l’écrasement par la surproduction du roman graphique, qui atteint depuis deux ans des sommets. Des collections entières sont consacrées à tout ce qu’on peut compter de peintres, de scientifiques, de poètes et de moments historiques : c’est la logique du capitalisme culturel qui est de refaire ce qui a marché jusqu’à épuisement du public. C’est cette logique qui a permis de faire sept épisodes de La Planète des singes alors que tout était dit à la fin du premier, ou sept Terminator alors que tout était dit à la fin du deuxième, ou alors Blake et Mortimer alors que Jacobs est mort, ou alors Astérix, etc., etc. JC Menu crissait déjà des dents dans Plates-bandes sur la manière dont les grosses maisons d’édition vampirisaient les auteurs et leur esthétique dans la bande dessinée alternative. Si tout lui donne raison aujourd’hui, comment faire pour produire une autre alternative ? Et bien le livre de Nadé, comme d’autres, incarne une partie de la réponse en reprenant le travail de l’avant-garde, en reprenant le récit au niveau de la matière et en y injectant l’influence du manga et du comic d’action, et l’imagerie 3D pour créer des expériences esthétiques de nouveau. Du coup, étrangement, cette bande dessinée ne se situe pas dans les marges extérieures de la bande dessinées, elle se concentre à l’intérieur des principes actifs : itération iconique, causalité… mais suspend au bout d’un fil le bon vieux récit. Elle est narrative au sens plein du terme, mais il est probable que jamais cela ne se vendra par palettes.
Nadé rajoute à son récit principal quelques planches réalisées à l’aide d’un logiciel 3D, tout à fait dans la continuité esthétique de son récit principal, qui rappelle un peu le jeu Marble Madness dans lesquels on suivait une boule soumise à la gravité et l’inertie, d’un point à un autre dans un dédale à travers des pentes et des trous et des flaques d’acide. […] [-]