Radio Grandpapier, Joanna Lorho, 19 novembre 2014
C'est un livre très juste […] et en même temps c’est très réel comme expérience [+]
[à partir de 17:08]
« — Ce n’est pas tellement un récit, c’est plutôt une tentative de retranscrire une expérience assez intime : la manière dont l’auteur a perçu les événements. Lire ce livre, c’est donc un peu faire l’expérience du chaos, se laisser submerger par un flot, un flot d’images, parfois assez difficiles à identifier, et un flot d’informations qui viennent de sources différentes. Tout comme il était impossible pour l’auteur à l’époque de se faire une idée claire de la situation au Japon - puisqu’il était connecté avec des gens au Japon et qu’il a été assez vite très inquiet de ce qui se passait là-bas, il a essayé de se faire une image de ce qui était en train de se passer – il est assez difficile pour nous, lecteur des Écrans, de se faire une idée claire de la situation du Japon, et de se faire une idée claire de ce qu’on a entre les mains en termes d’objet de bande dessinée.
Concrètement, c’est quatre images par double page, avec un graphisme comics complètement assumé, mêlé à une imagerie japonaise qui date des années 1940. Qu’est-ce que ça représente ? Ça représente – avec un degré d’abstraction plus ou moins élevé – la mer, des ponts qui se brisent, des avions qui s’écrasent, des flots, des hommes chahutés, avec une intensité qui croît pendant tout une partie du livre. Puis ensuite, on a une espèce d’univers post-apocalyptique assez réaliste avec la neige, le début de l’hiver, et puis les villes, le Japon balayés… C’est assez violent.
Le texte est diffus, puisqu’on a en fait un entremêlement de trois sources qui proviennent d’écrans – d’où le titre. On a une Japonaise qui tchate : on a des extraits de ce tchat, qui concernent chaque fois ce séisme, mais c’est un ton un peu indolent qui dit que finalement ça va, qu’à part quelques problèmes de connexion et d’essence, tant qu’on n’a pas de problème de santé, ça va. Et puis, en parallèle, on a (à chaque fois, la typographie change, c’est assez facile à identifier), comme des bandeaux – les bandeaux qu’on a maintenant quand on lit le journal télévisé, on a plusieurs sources d’informations comme ça, qui se font concurrence – qui défilent et qui parlent de villes balayées, de gens hagards qui essaient de reprendre contact avec leurs proches, des textes qui décrivent la vie des survivants : un truc beaucoup plus trash. Et puis un type de message beaucoup plus difficile à identifier, qui est comme une machine déréglée qui continuerait à émettre des messages qui n’ont ni queue ni tête, qui sont quand même liés aux événements mais qui ont beaucoup moins de sens.
Et donc voilà, c’est vraiment ce flot d’informations qui est traité. La préface est d’ailleurs un texte de Baudrillard sur l’information, qui parle de l’information comme un déchet informatif, comme si ça formait une masse et que cette masse, en pesant sur les événements, finirait par rendre l’information opaque. Il y a donc un parallèle entre le flot, la boue, le chaos physique du séisme et du tsunami et puis le trouble et l’opacité générés par un flot d’informations qui contamine la volonté de l’auteur d’avoir une vision un peu claire de ce qui se passait au Japon. Ça en fait un livre très juste, et c’est vraiment une expérience parce qu’en tant que lecteur on est aussi perdu, et on essaye de donner du sens à ce qui se passe, et c’est difficile. Et en même temps c’est très réel comme expérience.
Voilà : moi je suis hyper contente de parler de ce genre de livres, parce que ce sont des expériences narratives hyper différentes de ce qu’on a l’habitude de lire. C’est pas la première fois, car lorsqu’on a parlé de Yokoyama, aux Éditions Matière, c’est aussi une expérience hyper forte. Donc je suis hyper emballée par ce genre de livres parce que c’est hyper différent, et que ça fonctionne et c’est très juste.
— Oui, les Éditions Matière font très bien leur travail, donc il y a un statut de l’objet-livre qui est différent de ce qu’on peut trouver dans la plupart des choses qu’on a ici sur la table, autour de nous, puisqu’on a vraiment un objet : c’est-à-dire qu’on ouvre des pages et ces pages fonctionnent quasiment toutes seules ou bien sont connectées à d’autres, mais on a un rapport à la bande dessinée qui est beaucoup plus dissolu que celui qu’on a habituellement – où il y a un début de récit, une fin de récit, un milieu. Ici, il y a en effet une forme de récit, mais en même temps la narration a un statut différent qui donne un statut différent au livre lui-même : on le regarde comme un tout, comme un objet, comme une forme de sculpture dans laquelle il y a de l’impression. Ce qui est intéressant dans ce genre de bouquins, c’est qu’il y a – comme dans les fanzines qui sont bien foutues, ou des choses comme ça – un rapport entre l’objet et ce qui se passe à l’intérieur qui est plus tendu que dans un livre traditionnel de 48 pages couleurs.
— Il y a aussi une cohérence dans la maquette, qui fait qu’ on a toujours le même genre de maquette et de couverture, alors que des éditeurs cherchent toujours à cartonner sans arrêt, ou à trouver un autre type de carton, ou cherchent plein de solutions pour faire un bouquin différent ou qui va marquer les esprits. Alors qu’ici, ces bouquins-là marquent nos esprits alors que justement, il y a une cohérence d’aspect…
— Tout à fait. Je salue aussi ce travail-là.
— Moi j’ai beaucoup aimé ce bouquin-là aussi, et notamment, comme tu disais, pour ses différentes sources narratives, qui en fait perdent le lecteur rapidement… C’est vrai que c’est vraiment intéressant. » [-]