radio Grandpapier [2:00], Stéphane Noël, 23 septembre 2015
Il y a un côté très crisp, très dur dans ce dessin. [+]
« […] Ce bouquin, qu’est-ce que c’est ? On va pitcher un petit peu : une femme livre dans une malette, à deux hommes dans une chambre d’hôtel, un étrange truc qui s’appelle « EP1 ». Elle est forcée de se soumettre à un étrange test, on lui injecte un produit qui la jette dans un état second et, sous sédatif, elle est soumise à cet appareil qui permet de voir à l’intérieur de son cerveau toute une série d’images qui sont en fait les images des choses qu’elle a vu. On peut donc naviguer dans les souvenirs visuels de quelqu’un grâce à ce truc. On découvre ensuite que cet objet a été volé à la « Firme » – ou plutôt, pas à la Firme mais à l’« Agence », avec un grand A donc comme les agences américaines – et que l’on est à sa recherche, à la recherche de ce prototype d’un genre nouveau qui permet d’inspecter la mémoire des gens. Deux agents sont, du coup, envoyés à la recherche de cet EP1. Non pas sur le terrain, non pas en allant fouiller des maisons mais directement en leur branchant un autre EP1 qui se trouve à l’Agence et qui, muni d’un autre appareil, permet de se servir de cet EP1 comme d’un radar et comme de quadriller les rêves et de retrouver cette femme.
Alors on est directement dans une ambiance où l’on glisse dans une ambiance interlope à laquelle le rêve et la réalité se mêlent. C’est l’occasion pour l’auteur de produire toute une série d’images et un récit très éclaté puisqu’on va à la fois suivre l’enquête de terrain – puisqu’une fois qu’on a repéré l’EP1, des agents, matériels ceux-là, vont se rendre sur place pour essayer de le récupérer – et que d’autre part on découvre un personnage assez important, qui s’appelle Per Esperen, un responsable technique de l’Agence qui semble avoir un rôle important dans ce récit car c’est lui qui pilote les agents.
C’est un récit sur le fil du rasoir et qui nous fait cavaler puisque tout ce récit dont je viens de vous parler, on le découvre au fil de l’histoire en suivant des dialogues à la volée entre deux portes, etc. On découvre un récit qu’on n’est pas sûr de très bien comprendre, en fait. Ça fait partie du mystère du livre.
Ce qui frappe d’entrée c’est le dessin de Léo Quievreux, qui est un dessin noir et blanc super tranché : on dirait du Charles Burns qui serait découpé à la lame de rasoir. Il y a un côté très crisp, très dur dans ce dessin. Surtout qu’il change de registres : on a des images géométriques suivies d’images de banlieue froides dessinées au tire-ligne, puis à d’autres moments on a des choses un peu plus volubiles… Mais le tout reste très froid. Ce qui frappe surtout c’est la discontinuité, c’est-à-dire que le principe narratif qui veut qu’on glisse à l’intérieur de la mémoire visuelle des gens, on est dans une machine qui fait passer d’un truc à un autre des gens endormis sous sédatif, etc. permet à Quievreux de nous faire passer de tranche en tranche.
C’est le côté intéressant de ce bouquin, parce que dans le fond lorsqu’on parle d’un monde réel et d’un monde onirique associés à quelque chose qui est de l’ordre de l’enquête, un peu d’angoisse, etc., on pense à plein de choses : par exemple A Scanner darkly de Philip K. Dick, Néromancien de William Gibson dans le domaine des romans ; Like a velvet glove cast in iron de Daniel Clowes, ou encore l’univers de Charles Burns tout entier, qui participe vraiment de ça ; aussi on peut prendre des choses comme Inception de Christopher Nolan ou Synecdoche, New York de Charlie Kaufman… Autant de récits dans lesquels on ne sait plus très bien dans quoi on est, si on est en train de bien comprendre ce qui est en train de se passer à l’image. Ce bouquin nous entraîne dans ce genre d’univers. À un moment, on se dit : « OK, on est là-dedans. » Ce qui est assez étonnant, dans le fait que c’est une bande dessinée – et une bande dessinée de Léo Quievreux, encore plus –, c’est que lui en profite, sur une trame qu’au fond on peut suivre encore, pour produire ces ruptures narratives mais surtout graphiques : il y a des planches entières sur lesquelles on a juste des signes qui sont baladés, des rapports de case à case qu’on ne comprend plus très bien, on glisse de quelque chose de complètement abstrait à des personnages noyés dans des décors, puis ensuite une image de terrain vague de banlieue avec un arbre mort, puis on repart sur de l’abstraction, etc. Il tend son fil narratif, il le distend tellement qu’il peut rentrer à l’intérieur toutes sortes d’images. On est à ce moment-là à la surface de l’image, dans l’étrangeté d’une espèce de non-narration et puis hop ! il reprend la narration pour nous ramener dans le bouquin… Il est chaque fois en train de distendre, de désagréger le récit tout en nous donnant le minimum pour qu’on puisse rester à l’intérieur. De ce point de vue, le bouquin est assez réussi puisqu’il parvient à nous amener à la fin de son récit tout en nous rendant supportable cet espèce de chaos visuel. Quievreux est quelqu’un qui, rappelons-le, a été au Dernier Cri, et Le Dernier Cri travaille beaucoup sur les graphzines, sur une distanciation par rapport à l’anecdote, au récit, etc. Il y a une tentation ici de maintenir les deux d’une manière cohérente, qui produit quelque chose d’assez intéressant et d’assez fort graphiquement. […]
En tout cas, on peut souligner le boulot des Éditions Matière, qui défrichent, qui vont toujours chercher des auteurs inconnus du grand public et qui font de très beaux objets… Il y a chez eux le désir d’aller chercher des boulots qui sont à la lisière des arts plastiques, des formes de récit qui sont au bord de la déconstruction et qui d’un seul coup font émerger le « plastique » à travers le récit. Il y a une continuité là-dedans. En plus, le travail de maquettage est assez cohérent : lorsqu’on voit un bouquin des Éditions Matière, on le reconnaît immédiatement grâce à ce système de bandes jaunes, notamment… » [-]