Pré Carré, n°15, Julien Meunier, 1 juillet 2020
La bande dessinée c’est ce qu’il reste quand on enlève le dessin et le scénario. [+]
HORIZON ZOMBIE
La sortie des deux livres, prévue début avril 2020, a été repoussée suite au virus et au confinement. L’auteur Jérôme Dubois et l’éditeur Matière ont alors fait rapidement le parallèle entre la Citéruine fictive et les villes réelles du monde confiné en postant sur les réseaux sociaux des images de Citéruine. La ville désertée, les rues vides, les murs nus, et soudainement les livres semblaient coller au réel de manière troublante, avec cette vieille habitude qu’aurait la fiction de précéder la réalité (je soupçonne d’ailleurs la fiction d’être en fait en retard, le monde qu’elle prédit est certainement déjà là, juste moins visiblement).
Passé ce trouble, on a pu se rendre compte que ce n’était pas vraiment ce qui était arrivé, la ville n’était pas exactement vidée, les activités humaines pas exactement arrêtées, et Citéruine correspondait plutôt à l’imaginaire d’un confinement fantasmé, total et terminal, finalement plutôt loin de ce qu’on vivait. Et pourtant la représentation d’un monde violent et morbide n’est jamais non plus tout à fait à côté de la plaque, et l’image que fabrique Jérôme Dubois résonne avec quelque chose de nos vies, confinement ou pas. D’une manière ou d’une autre, ce qu’on vivait alors donnait un goût particulier à la lecture des deux livres. Et tout de même, on a beau à Pré Carré ne pas vouloir faire référence à l’actualité, il faut dire que c’est cette correspondance entre le contenu du livre et l’événement empêchant sa diffusion qui fut la première impulsion pour écrire ce texte (quand bien même ce fut une fausse piste).
Citéville et Citéruine sont donc deux livres différents. Citéville, édité par Cornélius, est un recueil d’histoires courtes se passant toutes dans la ville de Citéville, sorte de projection grotesque et absurde de notre monde contemporain. Citéruine, édité par Matière, reprend le même livre, les mêmes chapitres, les mêmes pages, le même découpage, mais vidés de leurs personnages, de leurs dialogues et de leurs histoires. Les corps ont disparu, et le temps a passé sur les décors. Les murs sont dégradés, la végétation a grandi, c’est un monde désormais immobile, d’après la catastrophe.
La première question pour qui se penche sur ces livres est de savoir comment les considérer, quel statut et quelle place leur donner à chacun. Il y a tout de suite un flottement excitant qui s’installe, on hésite à les lire séparément, l’un et l’autre singuliers et autonomes, ou ensemble, comme une seule œuvre en deux parties. Cette belle ambiguïté est renforcée par le principe imaginé pour la sortie : le même jour mais chez deux éditeurs différents. Une sortie à l’unisson, mais dont le choix de publication participe de l’idée que les deux livres sont très différents, au point qu’il faille deux éditeurs pour se charger de deux territoires de bande dessinée qui seraient si éloignés [note : Cette répartition renforce aussi la cohérence et la singularité des choix éditoriaux de chacune des deux structures. On imagine mal Citéruine édité par Cornélius, alors que sa présence au catalogue de Matière tombe sous le sens.]
D’un côté, Citéville met en scène différents personnages pris dans les logiques et les forces mortifères de la ville. Elle est ici moins un décor, une présence physique, qu’un lieu abstrait. C’est une superstructure, un assemblage d’institutions, de valeurs et de hiérarchies, toutes complètement folles et déréglées. Chaque chapitre est alors l’occasion d’entrer dans un lieu précis de la ville (la station de bus, le supermarché, le stade, la maison de retraite…), d’observer son fonctionnement et la façon dont inévitablement il va détruire le vivant. Les rapports humains sont fracassés, les logiques sont absurdes, tout semble régi par des principes d’efficacité complètement déréglés. Citéville donne le sentiment d’être un ailleurs au-delà du vivable, un broyeur gigantesque où ne subsistent que les pantins chargés de perpétrer l’autodestruction.
La première histoire est exemplaire de ce point de vue. Un personnage s’installe pour la première fois dans la ville et dans son nouvel appartement. Il y découvre que le mobilier fourni avec son logement est fait de la même logique que le mobilier urbain à l’extérieur : des pics, des petites pyramides et des reliefs en tout genre sont disposés sur les surfaces et empêchent de s’asseoir sur son canapé ou de s’allonger dans son lit. Petit à petit, comme assigné et redéfini socialement par le décor, le personnage va naturellement se mettre à s’asseoir par terre et à dormir au sol à côté de son lit, jusqu’à se clochardiser dans son propre lieu de vie. Dehors, on a vu plus tôt que l’avenir de ceux qui dorment par terre est d’être déplacés en masse à coup de pelleteuse.
Ce point de départ donne la note dont la suite ne déviera jamais. Le monde de Citéville sera invariablement violent, anxiogène et absurde, chaque chapitre en sera la confirmation inflexible.
De l’autre côté, Citéruine arrive visiblement après. Le temps a passé, les humains et les objets ont disparu, la végétation a poussé. Une porte d’abord fermée est là ouverte, le geste de déchirer un papier peint se commence dans un livre, et le papier peint aura disparu dans l’autre, le geste s’est fini dans l’espace entre les deux livres.
Tout s’est arrêté, disponible désormais à la contemplation.
Le monde de Citéruine a alors pour lui le silence. Citéville est bavard, et ses paroles sont violentes. Ce qui fait que Citéruine, d’une certaine manière, n’est pas un monde triste, c’est un monde débarrassé de l’horreur, il est plus enviable que l’autre, il nous débarrasse de tout ce qui était repoussant.
Là aussi chaque chapitre nous redit la même chose, tout est fini et plus rien n’existe que le décor. Et il existe pour la première fois, car il existait très peu dans Citéville, habité surtout par des personnages, des dialogues et le spectacle de l’humanité perdue. Il s’agissait finalement très peu des bâtiments, des rues ou de l’architecture. Dans Citéville, le décor n’appelait pas spécialement à passer au premier plan, on était loin de se dire qu’il y aurait quelque chose à regarder quand tout aurait disparu.
De fait, les corps disparus laissent souvent la place à un mur vide, une ligne simple en perspective, un aplat blanc ou noir. Vidées, les cases semblent appauvries, il leur manque quelque chose. L’absence des corps est un trou. Ce trou est comme un effacement du dessin, une disparition qui laisse le décor seul et insuffisant.
Ça vient alors résonner avec cette idée plusieurs fois avancée dans Pré Carré : « La bande dessinée c’est ce qu’il reste quand on enlève le dessin et le scénario. » À chaque fois, j’ai écrit ça comme une intuition trop fragile ou trop absurde pour aller jusqu’à la mettre à l’épreuve, tout en sentant que c’était une proposition assez juste, à condition de s’entendre sur ce qu’est le dessin ou le scénario. Citéruine peut se lire comme la mise en pratique de cette intuition. En enlevant les personnages, ce n’est pas exactement le dessin que Dubois supprime, mais il en fait le geste, et c’est ce geste qui compte. Plus que le résultat de la transformation de ses cases (et parfois certaines cases ne sont plus habitées que par une ligne ou un angle), plus que le degré de cette modification, c’est bien sur un principe de soustraction que le geste de Dubois fonctionne.
De même, en abandonnant les personnages, on est délesté de toute une idée du scénario. Plus de situation, plus de progression narrative, plus de nœud, de crise, de résolution, plus de dialogue. Les mots d’ailleurs ont complètement déserté, ce qui était écrit sur les enseignes s’est transformé en un gribouillis illisible.
S’opère alors un changement de lecture. L’œil n’est plus pris dans la linéarité d’un récit, dans les rails d’un sens à suivre, on n’est plus dans une stricte continuité de case en case. Émerge alors de manière plus franche la structure de la double page. Le décor n’étant plus décoratif mais sujet, c’est toute une esthétique des lignes, des plans, des rimes, des ruptures et des équilibres qui remonte à la surface de la double page et impose une autre narration, sans histoire. Ou plutôt après l’histoire, parce que Citéruine n’est pas exactement vierge de récit, elle garde les stigmates de ceux qui ont eu lieu dans Citéville. Certains indices, comme des traces sur le décor, viennent confirmer qu’une histoire a eu lieu avant. Et surtout, les cases se isent en correspondance d’un livre à l’autre.
Cependant, si l’un suit l’autre, leur sortie simultanée invite aussi à les lire comme se déroulant dans le même temps. Citéruine serait alors concomitant à Citéville, les cases représenteraient la même chose mais autrement, dans un décalage ou une reformulation.
La cohabitation des deux livres fabrique ainsi un lieu intermédiaire paradoxal, l’endroit à la fois de l’articulation des images entre elles (et d’un livre à l’autre), de la continuité narrative, de la superposition, mais aussi du paradoxe et de l’ellipse. C’est un lien et une séparation, un pont et un gouffre entre deux espaces. L’ensemble est autant un point fixe qu’un mouvement, et dans ce dialogue entre les deux livres, page après page, se forme un indécidable fécond où les images s’effacent et s’épaississent en même temps. Ça clignote, il y a une intermittence qui fait que chaque image de Citéruine peut entrer en résonance plus ou moins lointaine, plus ou moins brouillée avec les images de Citéville. En particulier lorsqu’il s’agit des visages.
Ici je note que mon tout premier désir quand il s’est agit d’écrire sur la bande dessinée, a été de parler de la structure. J’ai voulu parler des cases entre elles, des cases dans la page, des cases d’une page à l’autre, et de tout ce qui fabrique des systèmes, des enchaînements, des répétitions. Ce que je dois reconnaître, c’est que de manière inattendue je me suis surtout mis à parler de dessin, et plus précisément des visages. Face à Chris Ware ou J. & E. Le Glatin ou Olivier Shrauwen ou d’autres, j’en reviens à chaque fois à m’arrêter sur les visages. La conclusion s’impose à moi : puisque les visages en bande dessinée sont incontournables, c’est qu’un visage en bande dessinée contient, à des degré variables, tous les enjeux, les questions et les solutions formelles propres à la bande dessinée. Et là encore, chez Jérôme Dubois, arrive le moment où on aborde la question des visages.
D’abord parce que dans Citéville ils prennent toute la place, bien plus que le décor. Ils remplissent l’image, ils soutiennent les dialogues, ils sont de presque toutes les cases et au centre du regard. Pourtant, ils sont fuyants. Il y a quelque chose de bancal et de peu satisfaisant dans ces visages qui sont plus proches du masque ou de l’ébauche. Alors que ce qu’on devine de l’arrière plan semble très précis et affirmé, les visages au premier plan tâtonnent. En fait ils sont déjà manquants. Il y a des visages-ratures, des visages-froissures, des visages-trous, ils sont tous déjà de l’ordre de l’effacement. L’humanité a déjà déserté et les visages ne sont plus que des indices de visages.
Étrangement, c’est cet effacement qui laisse une trace et perdure dans Citéruine. Les images du visage de la femme, qui n’était quasiment pas un visage mais une ondulation de chevelure, laissent la place aux images d’un mur lépreux, comme un miroir ou un commentaire sur le personnage. Un autre devient un trou dans une vitre brisée et prend systématiquement la place du personnage dans chaque case. Dans Citéville, les visages ne le sont que très peu, dans Citéruine leur absence devient un début de portrait, comme l’expression d’un visage sans sa surface.
Ce qui fait visage dans Citéruine, c’est aussi l’insistance du découpage à se produire de nouveau, à l’identique. Et là où le découpage scrutait une figure, sa façon inchangée de scruter encore le vide dans le livre suivant produit une persistance rétinienne, une équivalence qui fait renaître quelque chose du visage maintenant disparu. Et l’on sent bien qu’encore une fois, ce qui se passe pour les visages vaut en fait pour l’ensemble du livre, profondément. Cette répétition du découpage, cette manière de rejouer quelque chose et de produire des fantômes est peut-être ce qui advient de plus singulier dans ce travail de Dubois.
Par exemple, cette scène dans un bus. Dans Citéville, on reste attaché au conducteur le premier jour de son travail. Alors qu’il conduit et que le bus avance dans un tunnel, on est rivé à son corps et son visage sur plusieurs cases. Dans Citéruine, le bus et le conducteur ont disparu. Restent le tunnel et le mouvement du bus que le découpage conserve de case en case. Le point de vue se déplace donc dans un travelling arrière sans aucune nécessité, sans plus aucun but. Le regard fixe sur le conducteur s’est transformé en regard se déplaçant le long du tunnel par pure répétition, comme une machine vidée de tout. La narration en forme de poulet sans tête qui continue à courir.
Ce regard qui se déplace dans des décors vides, il ne s’agit finalement pas d’une contemplation mais bien d’une manière pour ces pages d’être encore habitées par le drame, d’être encore chargées des situations et des personnages absents et de faire se continuer l’angoisse de ce qui a eu lieu.
C’est une étrange expérience que de voir se répéter le découpage d’un champ-contrechamp sans que plus aucune raison ne le justifie, comme une bande dessinée hantée. Une bande dessinée hantée par une autre, et dont le fantôme est la forme de la bande dessinée elle-même. Une forme en pure perte, devenue absurde.
D’une certaine manière, c’est comme si Citéruine portait le traumatisme de Citéville. Un premier récit dont la violence fait effraction dans le suivant, et dont le découpage vient s’y figer en un éternel retour dévitalisé. Il y a bien une dimension mystérieuse et musicale dans les pages de Citéruine si on les considère de manière autonome, mais rapportées aux pages de Citéville, elles en sont aussi l’écho mélancolique et zombifié. On y lit tout autant une légèreté de l’exploration qu’une rigidité cadavérique.
Et puisque tout fait retour, immanquablement le mouvement s’inverse et c’est aussi Citéruine qui hante Citéville. Tout comme les visages étaient déjà manquants dans Citeville, puis encore là dans Citéruine, les pages de Citéville sont déjà lestée de ce qui fait Citéruine. La ville est déjà morte, les personnages portent déjà en eux leur devenir gravats, et le récit est déjà pris dans quelque chose de mécanique. Une mécanique bien huilée, qui a sa force, ses moments étranges et saisissants, mais qui aussi déjà se répète et fabrique déjà son propre convenu. Le programme annoncé dès le premier chapitre se rejouera encore et encore jusqu’au dernier, annonçant la mort à venir et sa propre auto-destruction. Si Citéville est si morbide, c’est qu’on sent bien que rien n’y arrivera d’autre que sa propre fin.
C’est ce que met en exergue le découpage zombie de Citéruine. La répétition de la structure du récit, jusqu’à l’épuisement de sa raison d’être, fait en quelque sorte la critique formelle de la critique de la société. Elle tend un miroir à la mécanique de la satire, qui tendait un miroir à notre propre monde. Ce qui fait de Citéruine, et dans un même mouvement, l’horizon critique de notre société et de la bande dessinée, leur stade terminal.
Si on en revient à l’idée de la bande dessinée sans dessin et sans scénario, il faudrait, pour être plus clair, dire que notre désir de lecteur va parfois contre le dessin et contre le scénario. Surtout contre le scénario en tant que construction normée d’un récit, d’un personnage ou d’un dialogue, avec en tête aussi le désir de tuer cette fausse nécessité de raconter une histoire. Parfois on se dit qu’il y a trop d’histoire, trop de savoir-faire dans les récits, trop de storytelling, que c’est déjà partout et tout le temps, en BD comme ailleurs, et que tout ce qui s’y ajoute, tout ce qui ressemble de près ou de loin à une mécanique narrative, a à voir avec la mort.
Alors Citéville et Citéruine nous vengent de ça. On fabrique un récit puis on l’assassine. On lui vide les tripes, on lui coupe la tête, on épure le dessin de ses personnages et ça fabrique une bande dessinée faite de déjà, de aussi et de encore. À la fois du côté de la mort et du côté du vivant, dans la répétition et la réinvention, la beauté circule dans cette zone étrange et passionnante qui est celle d’un entre-deux livres. [-]