Les 400 culs (blog), Agnès Giard, 27 octobre 2014
Le livre se compose d’images en kaléidoscope, 4 images par double-page, qui s’enchaînent comme au ralenti en formant une sorte de long panoramique sur l’enfer. [+]
Fukushima mon amour.
Dans un livre d’images consacré à la catastrophe naturelle et nucléaire de Fukushima, Jacques Ristorcelli livre « de l’intérieur » sa vision du chaos, qu’il mixe volontairement avec les paroles d’une animatrice de tchat érotique.
En 2004, l’artiste français Jacques Ristorcelli tombe amoureux d’une Japonaise. Elle s’appelle Yuki (Neige). Pour gagner un peu d’argent, elle travaille sur internet comme tchat-girl. Jacques Ristorcelli découvre cet univers des filles qui attendent chez elles, face à leur écran, branchées dans l’attente d’un interlocuteur dont elles ne verront pas le visage, qui leur demandera de se déshabiller devant la caméra…
Jacques prend la photo-capture de leur visage, de leurs annonces et se met à devenir client, alors qu’il ne sait pas parler japonais. Il enregistre les textes que les filles lui écrivent, les passe au traducteur automatique puis essaye de répondre de la même manière. Les filles ne comprennent pas très bien. À l’écran, il voit leurs visages pensifs, interrogateurs. Elles font pourtant des efforts : « Je suis heureux d’être en mesure de parler lentement de diverses choses, disent-elles. Je veux parler beaucoup. » La traduction donne parfois des « expressions très poétiques », pense Jacques. Il se met à les collectionner, parce que ces phrases étranges lui rappellent certains cut-up de Burroughs.
« Lumière d’attente est off », « Jetez un œil à tout », « Je suis en recherche fondamentale », « Ce qui est effrayant est en attente », « Il y a des moments où la communication. Sera désactivée soudainement », « J’ai envie de sourire autant que possible », « S’il vous plaît venez parce que je voudrais discuter avec vous essentiellement ».
Jacques publie un livre avec ces morceaux arrachés à l’univers des tchats. Le livre s’intitule Jetez un œil à tout et commence par une citation de Baudrillard : « Nous sommes derrière l’écran dans une servitude, comme presque mort-vivants ou complètement spectralisés. Cela n’empêche pas les choses de fonctionner, au contraire : c’est sur cette base-là que ça fonctionne. Si bien qu’il n’y a plus de principe de gravité, il n’y a plus de référence : tout peut se développer n’importe comment et dans tous les sens, et c’est l’écran qui est l’interface de cette disparition. »
Dans son livre, Jacques met en scène la disparition de ces visages qui sont toujours un peu tristes, rarement souriants : les tchat-girls attendent une connexion. « S’il vous plaît. Venez regarder le corps très sensible ! »
« S’il vous plaît dites-moi tant de choses en douceur. »
« Patiemment, mais s’il vous plaît attendre. Je vais faire de mon mieux. »
« Pour moi c’était le paroxysme du réseau des échanges, de l’attente, de la solitude du net », dit Jacques, étonné de découvrir « pas tellement de trace de sexualité », pas « avant le contact » en tout cas, mais plutôt « la recherche de se confier, parler simplement à quelqu’un… C’est ce que me disait mon amie japonaise… » Il part au Japon en 2005. Il noue des liens. Quelques années plus tard, son amie le quitte. Quelques années plus tard, le 11 mars 2011, le tsunami ravage les côtes du Tôhoku, provoquant des milliers de morts et un désastre radioactif.
Jacques alors ne décroche plus de son ordinateur. Chaque jour, il écoute les nouvelles pendant des heures, regarde les images, envoie des mails, s’affole de ne pas comprendre ce qui se passe. Personne ne sait ce qui se passe. De là-bas, les messages se veulent rassurants.
De ces messages croisés – la confiance feinte en l’avenir, les informations lacunaires, les mensonges officiels – Jacques garde le sentiment d’une perte totale de réalité. Le 14 octobre 2014, il publie alors un livre graphique – Les Écrans – qui résume en 112 pages cette sensation d’horreur provoquée par la catastrophe, telle qu’il l’a vécue à distance.
Le livre se compose d’images en kaléidoscope, 4 images par double-page, qui s’enchaînent comme au ralenti en formant une sorte de long panoramique sur l’enfer. « Les dessins d’explosions, d’effondrements, de naufrages, de corps qui tombent, d’accidents, de guerre forment comme un fond d’écran à la surface duquel s’entrelacent un mince réseau de paroles. Trois voix surnagent et émergent ainsi tour à tour, donnant au lecteur l’accès à un versant intime de la catastrophe : Ristorcelli livre quelques-uns des messages qu’il a reçus de là-bas, note les mots lus à la télévision, transpose ses angoisses… » La parole médiatique s’affiche dans une typographie de téléfax. Les dépêches d’agences, comme lues d’une voix sans timbre, se superposent aux images de mort et, parfois, au visage d’une jeune femme qui regarde mélancoliquement le lecteur comme s’il s’agissait d’un écran.
On ne sait plus très bien à quelles images Jacques finit par se raccrocher. Celles des tchat-girls ou celles des ruines. La voix d’une fille qui attend surnage au-dessus de ce magma. C’est peut-être la seule chose à quoi on peut se raccrocher finalement. Cette parole de désir à laquelle personne ne prête attention.
« Ce livre très personnel est un peu une sorte de “Fukushima mon amour”, raconte Jacques Ristorcelli, répétant sans cesse “Tu n’as rien vu à Fukushima”. Car tu as tout vu, déjà, sur les écrans. » [-]