BoDoï, M. Ellis, 14 janvier 2016
« Mais je tiens à rester minimal dans les moyens utilisés. » [entretien avec Léo Quivreux] [+]
[entretien] Léo Quievreux ou l’intention de la perdition.
Récit-piège oscillant entre polar froid, SF inquiétante et plongée dans l’inconscient, Le Programme Immersion a créé son petit effet et séduit une partie de l’équipe de BoDoï. Aux frontières du rêve et du fantasme, Léo Quievreux imagine une machine qui scrute la mémoire des individus et permet de fouiller le matériau inconscient de chacun. De ce point de départ, l’auteur tisse un continuum paranoïaque où toute certitude se trouve balayée par les dérapages temporels et autres glissements spatiaux. Léo Quievreux, le discret auteur de ce petit bijou, issu de l’École des arts appliqués de Paris, a surtout travaillé dans l’illustration pour la presse à la fin des années 1990 (Libération, Le Monde) avant de se remettre franchement à la BD en publiant Sàg au Dernier Cri en 2001-2002. Suivront notamment La Mue chez Carabas en 2007 ou Agents dormants à L’Association (collection Patte de Mouche, 2008), sans oublier Le Mystère HB au dessin, en collaboration avec Pierre Dragon, Alain Gillot et Claude Cancès. Avant de se rendre au Festival d’Angoulême où il présentera Le Programme Immersion ainsi que sa nouveauté, Anyone 40, chez Arbitraire (retrouvez-le sur le stand des éditions Matière), l’auteur a répondu à nos questions et livré quelques clés de son récit. Bienvenue dans un monde référencé, expérimental, nébuleux et fascinant…
— Le Programme Immersion, sorte de cauchemar très maîtrisé, échappe aux analyses et à toute tentative d’explication définitive. Quels seraient vos mots pour présenter cette BD qui mélange, entre autres, les genres du polar et de la SF ? — Dans Le Programme Immersion, il existe une intention de perdition assumée. Par les lieux, le rapport au temps. L’essentiel du récit opère dans les cerveaux aux frontières du rêve. Le sens de l’immersion ici, c’est littéralement de perdre pied. Mais l’histoire offre à mon sens plusieurs niveaux de lecture. Le genre du polar joue un rôle important. C’est la trame de fond, dont je m’échappe peu à peu avec les lieux que j’utilise. J’y ajoute le récit d’espionnage qui m’inspire dans la façon de poser les personnages et l’intrigue. James Ellroy ou encore David Peace sont des références, tout comme le film La Taupe (2011) adapté d’un livre de John Le Carré. Le Programme Immersion est une BD expérimentale avec une architecture très construite où les scènes communiquent, font sens ou pas dans un jeu d’écho. Mais je tiens à rester minimal dans les moyens utilisés. J’aime bien l’expression de Laurent Bruel, mon éditeur, qui résume bien l’idée du livre : « Le récit a hacké sa propre intrigue. » On vit un processus, on entre dans une machine infernale qui dysfonctionne et dépasse des personnages ballottés, qui ont peu de liberté pour étendre leurs émotions. Un personnage clef de cet état de fait serait Esperen, le grand manipulateur, le savant fou qui s’échappe du réel. Mais j’y aborde moins la folie que le cauchemar, à la lisière de l’horreur et du fantastique. Mes propres rêves, mes observations personnelles ou les fims de Kiyoshi Kurozawa m’inspirent directement. Le résultat est une sorte de puzzle à reconstituer où j’exploite mes souvenirs comme une madeleine de Proust pour retrouver des sensations, un matériau difficilement saisissable que je m’efforce d’interpréter et d’inclure dans le scénario. — L’album semble aussi relever de la psychogéographie où les lieux, froids, et les ambiances, austères, sont des clés du récit et non de simples décors. — Les lieux sont des prises dans la construction de l’histoire, ils déterminent des scènes. J’ai notamment voyagé en Europe de l’Est (Lettonie, Pologne, Serbie), observé et pris des photos. J’utilise et me réapproprie des décors marquants de la guerre froide qui me permettent de poser les ambiances, mais aussi des lieux plus communs comme des banlieues pavillonnaires. La ville d’Aubervilliers où j’ai habité une dizaine d’années m’a aussi inspiré. Les friches industrielles y rappellent le passé et certains quartiers semblent figés dans les années 1930. À l’inverse, c’est aussi une ville avec de fortes dynamiques migratoires, du mouvement. L’ambiance y est particulière. Mais au final les décors un peu déglingués, froids et géométriques de mon récit créent un univers mental où les personnages échouent, restent bloqués. — On sent par ailleurs que vos choix graphiques influencent et même déterminent la mécanique du récit. — L’ensemble du travail s’est étendu sur trois ou quatre ans. La mise en place des éléments du scénario a été relativement longue, une fois celle-ci ayant atteint une certaine maturité, un rythme de croisière s’est installé. J’ai travaillé à la plume et à l’encre avec l’intention surtout d’agrandir le format en passant du A3 au A2, pour conférer de l’amplitude et me donner de l’espace en sortant d’un découpage courant ou institutionnel. J’ai insisté auprès de l’éditeur pour que la BD ne soit pas plus petite qu’un format A4. Le noir et blanc, à la différence de la couleur, est plus direct, plus cérébral et le résultat plus nerveux. Je voulais éviter le pictural sans m’interdire de jouer avec le dessin en allant par exemple vers plus de réalisme dans le final. Je fais aussi intervenir des éléments géométriques, des clichés pris dans la presse ou des lieux « anodins » glanés sur le net qui viennent s’insérer dans la narration et contribuent en effet à la nature perturbée du récit. Il s’agit du balayage d’images retransmis par les machines qui scrutent la mémoire cachée des agents, ce que je nomme « le flux ». — En termes de narration – une linéarité éclatée ici –, maîtrisez-vous tout le processus d’écriture ou vous laissez-vous une marge d’« écriture automatique » ? Et comprenez-vous qu’une telle BD, occupée à sonder les mémoires et les perceptions, puisse surprendre ? — Le Programme Immersion est une sorte de jeu de piste, une mise en abîme au sens où j’emprunte certaines pistes dont je n’ai moi-même pas toujours une idée précise de la destination, d’où la part expérimentale de ce travail. Mon intention, c’est de déclencher des choses chez le lecteur, créer un accident dans le récit, organiser le dysfonctionnement et tenter d’observer ce qui échappe aux perceptions. J’en exploite ensuite les conséquences. Si l’essentiel du scénario est écrit, j’attends néanmoins de voir où va mener le récit pour y réagir ensuite. J’ai une approche très intuitive du processus de création. Je recherche en effet une sorte de perdition et il existe nécessairement une prise de risque. — Votre univers est référencé. Un graphisme à la Charles Burns, des ressorts freudiens façon David Lynch. Vos influences sont-elles conscientes dans votre récit ? — J’ai en effet directement fait référence à certaines œuvres. Tintin et le temple du Soleil ou La Féline de Jacques Tourneur duquel j’ai repris le décor de la scène de la piscine. S’agissant de David Lynch, oui, c’est une référence même si je n’apprécie pas toute sa filmographie. Charles Burns, j’ai lu ses BD depuis un bon moment et même si j’aime beaucoup, je ne me sens pas accaparé ou coincé dans ces lectures. Mais il existe sûrement des références inconscientes. — Y aura-t-il une suite au Programme Immersion ? — Oui, j’ai encore d’autres dimensions à explorer, dans la recherche du vertige. Mais je fais cette suite moins pour expliciter les choses que poursuivre le processus. Évidemment, je ne vous cache pas que cela ne va guère s’arranger, les personnages vont s’enliser dans le chaos. Elle sera peut-être prête en 2017… [-]