Le Monde des livres, Thomas Wieder, 10 octobre 2008
Entre l’éditeur – qui se dit athée – et les Sœurs, les négociations seront serrées [+]
Un livre présente les planches dessinées à partir de 1930 par des religieuses vosgiennes.
Connaissez-vous la « Méthode Bernadette » ? Contrairement à ce que certains imaginent déjà, il ne s’agit d’un manuel de savoir-vivre destiné aux épouses de président. En vérité, cette Bernadette-là n’a rien à voir avec l’ancienne première dame de France. C’est en fait le nom d’une communauté, celle des sœurs Bernadette de saint François de Sales, établie au début du XXe siècle dans la petite ville de Thaon‑les-Vosges (Vosges). Quelques dizaines de femmes qui, au milieu des années 1930, se lancèrent dans un projet ambitieux : concevoir une méthode d’éducation religieuse fondée sur l’utilisation des images. Des centaines de planches furent ainsi exécutées. Environ 350 viennent d’être rassemblées dans un superbe petit livre (La Méthode Bernadette, éd. Matière, 168 p., 15 €).
L’histoire commence il y a cinq ans. Un jour où il visite le Musée Nicéphore Niépce de Chalon‑sur-Saône, Laurent Bruel, un cinéaste qui vient de fonder une petite maison d’édition spécialisée dans la bande dessinée, tombe en arrêt devant quelques images en noir et blanc dont les thèmes autant que le style attisent sa curiosité : « Tout cela grouillait de diablotins, d’anges, de croix, de représentations de Dieu. En même temps, cela ressemblait à une véritable BD. J’ai été subjugué par la qualité du trait, un côté “ligne claire” parfaitement maîtrisé. J’ai donc voulu savoir qui se cachait derrière ces dessins. C’est là qu’on m’a parlé d’une congrégation qui se trouvait quelque part dans les Vosges. »
Les Sœurs Bernadette, à l’époque, ne sont plus qu’une poignée. Quand le jeune homme leur rend visite, elles s’apprêtent d’ailleurs à quitter l’immense bâtiment qu’elles occupent à Thaon‑les-Vosges, pour s’installer en maison de retraite. « J’ai eu une chance extraordinaire, raconte Laurent Bruel. Toutes leurs archives étaient là, empliées sur de grandes tables au milieu du réfectoire. En fait, elles avaient prévu de les enfouir sous un grand autel avant de quitter les lieux, en se disant que quelqu’un mettrait peut-être la main dessus dans cinquante ou cent ans. »
Entre l’éditeur – qui se dit athée – et les Sœurs, les négociations seront serrées. Les Bernadette s’inquiètent en effet de la publicité qui risque d’être faite à une méthode qui n’est plus guère utilisée depuis le concile de Vatican II (1962-1965). Elles finiront cependant par se laisser convaincre. Et par donner une partie de leur trésor au Musée de Chalon, le reste étant conservé à Thaon‑les-Vosges, où une exposition permanente devrait ouvrir début 2009.
Restait à faire le livre. Laurent Bruel ne voulait pas d’un banal catalogue. « J’ai procédé comme pour un film, raconte‑t-il. J’avais d’abord sélectionné 800 images, puis je les ai réduites en petites vignettes afin de pouvoir facilement les assembler dans tous les sens comme j’aurais fait devant un banc de montage. Plusieurs séquences narratives se sont peu à peu constituées. Ensuite, j’ai lié le tout avec un texte, que j’ai placé sous les images, en clin d’œil aux bandes dessinées d’avant-guerre, comme celles de Christophe. »
S’il fait la part belle aux scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, l’ouvrage donne aussi une idée précise de la façon dont les Sœurs travaillaient. Car celles-ci n’ont jamais rechigné à se représenter dans ce qu’elles appelaient leur « studio d’art religieux ». Au fil des pages, entre une Crucifixion et une Annonciation, le lecteur fait donc connaissance avec les concepteurs de la « Méthode ». À commencer par le chanoine Bogard. Comme l’explique la sémiologue Sonia Floriant dans la postface, c’est cet amateur de cinéma qui, pour lutter contre la déchristianisation dans les cités ouvrières de la région, crut en l’efficacité de ce catéchisme par l’image, qui se déclina sur de multiples supports (cartes postales, Jeu de l’oie et de loto, films 35 mm projetés en image fixes) et dont la diffusion dépassa largement les frontières du diocèse.
À ses côtés, le chanoine pouvait compter sur une armada de petites mains. L’une d’elles, Sœur Marie de Jésus, morte en 1969, fut la véritable créatrice des images. « Bogard définissait le programme iconographique, ébauchait parfois un croquis, mais c’est elle qui dessinait, avant que les autres Sœurs prennent le relais en faisant des calques et un pochoir », raconte Laurent Bruel. Un véritable sacerdoce pour Sœur Marie : « Elle voulait faire de la grande peinture religieuse. Elle était même allée à Rome pour perfectionner sa technique. Elle n’imaginait pas qu’on se souviendrait d’elle pour ces centaines de silhouettes qui, à ses yeux, étaient tout sauf de l’art. » [-]