Le Calamar noir, Lucie Servin, 30 avril 2016
[…] personnages cobayes mis à l’épreuve de la matière dessinée [+]
[…] Cette œuvre graphiquement spectaculaire détourne les codes de la science-fiction et du récit d’espionnage pour explorer le labyrinthe mémoriel d’agents connectés. À Belgrade, « L’Agence » travaille sur la mise au point d’un boîtier révolutionnaire l’EP1 (Elephant Program One), qui permet de scruter la mémoire visuelle consciente ou inconsciente d’un sujet branché à un écran. Dans ce décor soviétique, l’intrigue emprunte ses clichés au polar noir et rend hommage à l’esthétique constructiviste et futuriste. Reste le « Programme Immersion », une machine capable de lire dans un individu à livre ouvert et de former des agents doués d’une mémoire absolue artificielle. Le champ visuel parcourt les souvenirs, installant comme un laboratoire graphique et cérébral où l’artiste expérimente la tension duale du noir et blanc, en superposant les réalités, en utilisant des couples de personnages cobayes mis à l’épreuve de la matière dessinée. La dualité se décline à tous les niveaux, dans la narration et dans l’image, dans le rythme des découpages et dans les deux parties qui composent l’ouvrage, opposant L’agent Le Chauve, l’homme amnésique à la tête scalpée, et Per Esperen son supérieur, à la bouche en motif géométrique. La triangulation insinue le juste déséquilibre des univers parallèles, la perturbation asymétrique dans un style virtuose qui associe figuratif et abstrait, constructions et perspectives, textures et sonorités, dans une distorsion permanente du réel et de l’imaginaire. L’espionnage est un prétexte au jeu de la combinaison mentale qui dédouble ainsi le programme d’immersion sur le lecteur, complexifiant chaque fois l’intrigue avec de nouveaux agents, dans les entremêlâts de réalités, de rêves ou de surréalités. L’ouverture graphique de ces flux de conscience ne peut laisser indemne. [-]