L’armurerie de Tchekhov (blog), s.n., 28 février 2012
Dans Voyage, peut-être son meilleur livre, il abandonne non seulement les bulles de dialogue [+]
On peut véritablement parler d’œuvre au sujet du travail de Yûichi Yokoyama dans la mesure où ses différents livres, publiés en France par les Éditions Matière, relèvent tous d’un même projet répété et approfondi avec entêtement : décrire de façon détaillée le fonctionnement d’un monde étrange et les mœurs de ses habitants. Le décalage avec la réalité ordinaire est suffisamment grand pour qu’on sache que l’on se situe ailleurs, peut-être dans un monde extraterrestre ou bien très loin dans le futur. En même temps, Yokoyama situe son regard à un niveau suffisamment terre à terre pour nous rappeler avec ironie notre quotidien. Voyage est ainsi consacré exclusivement à une longue excursion en train.
[…] Yokoyama est particulièrement doué pour restituer la matérialité étrange de son univers. Adoptant le regard à la fois curieux et blasé des voyageurs sur le paysage qui défile, il représente avec minutie une grande variété de décors et de climats, de textures et de matières enchevêtrées. Dans Travaux publics, Yokoyama avait déjà décrit la genèse des paysages qu’il affectionne, à partir d’opérations variées d’empilement, de creusement, de compression, de concassage (etc.) de formes et de matériaux élémentaires. Dans Voyage, peut-être son meilleur livre, il abandonne non seulement les bulles de dialogue, mais aussi les onomatopées extrêmement présentes dans ses autres œuvres. Pour le lecteur occidental, qui doit effectuer une acrobatie mentale pour déchiffrer l’écriture japonaise, c’est un pas de plus vers l’idée d’un monde purement matériel, composé uniquement de paysages, d’actions et d’événements.
En effet, si Voyage est centré sur les déambulations de trois individus, toute psychologie en est exclue. Les protagonistes se suivent et répètent systématiquement les mêmes gestes, à tel point qu’on pourrait imaginer qu’ils représentent chacun une coupe différente dans la décomposition d’un mouvement unique (comme dans la célèbre Parabole des aveugles de Brueghel). Ils sont sans identité définie et ne se distinguent que par leur aspect extérieur plus ou moins extravagant (Dans Nouveaux Corps, on apprend que ces personnages bizarres sortent de véritables usines de relooking, où les personnes elles-mêmes sont traitées comme une matière première à modeler).
Dans la mesure où il n’y a pas d’intrigue, chaque geste revêt une grande importance, et devient un peu inquiétant. Le tour de force de Yokoyama est moins de nier la narration que de la mettre en ébullition : tel regard, tel geste, tel objet sur lequel s’attarde le dessinateur semble porteur d’un embryon d’histoire… qui ne sera finalement pas racontée. C’est d’autant plus vrai que de nombreux éléments, qui ne font que traverser le cadre, renvoient à la mythologie du thriller ou du polar : une mystérieuse valise, des regards furtifs et inquiets, un photographe qui observe les choses à distance, les allers et venues d’une troupe de militaires, la page d’un journal, une bouffée de cigarette…
La fin du livre balaie tout cela d’un revers de la main, puisque la destination finale des trois voyageurs est simplement la mer. L’unique but du voyage était un long déplacement rectiligne d’un bout à l’autre de l’horizon. [-]