L’accoudoir, Mikaël Demets, 3 décembre 2013
Baby boom est un feu d’artifice [+]
Des personnages déguisés, évoluant dans un décor farfelu, associés à ce trait noir, géométrique et froid, qui recouvre les pages : voilà ce que l’on croyait être la marque de fabrique de Yûichi Yokoyama, reconnaissable entre mille. Pourtant, le Japonais nous prend cette fois à contre‑pied. À peine le livre entrouvert, ce sont les couleurs, d’une fraîcheur éclatante, qui font sursauter nos pupilles. Jaune, rouge, bleu, vert, fuchsia… Baby boom est un feu d’artifice. Yokoyama a troqué sa ligne claire en noir et blanc au profit de feutres pétants, utilisant souvent deux couleurs par page (une pour les personnages, une pour les éléments du décor) magnifiquement rendues par le minutieux travail de reproduction de l’éditeur. Si bien rendues que l’on perçoit encore toute la fougue et la spontanéité du geste de l’auteur, comme si l’on parcourait les planches quelques secondes seulement après leur conception.
Comme à son habitude, l’artiste tokyoïte ne nous livre aucune clé, et concocte des histoires qui n’en sont pas. Bâti autour de deux figures — un gros poussin tout rond accompagné de l’homme à tête d’oiseau noire que l’on a déjà croisé dans les précédents volumes et qui passe pour être une projection de l’auteur —, Baby boom enchaîne les saynètes dénuées de toute tension narrative. Les deux personnages prennent un bain. Les deux personnages vont au camping. Les deux personnages vont à la piscine (deux fois). Etc. Le tout sans que le moindre mot ne soit prononcé pendant les presque 200 pages du livre.
Ça pourrait tourner en rond, s’avérer complètement creux. Mais une fois de plus, Yûichi Yokoyama n’a pas son pareil pour rendre excitants ses non‑récits. On jurerait des gags tirés d’un illustré pour enfants qui auraient été vidés de toute intention humoristique. Grâce au charme du feutre, à la densité de la mise en page et au rythme forcené imprimé par les onomatopées (toujours aussi tranchantes), une balade au square peut soudain virer au jeu de plateforme parsemé d’embûches, une sortie en boîte de nuit dégage paradoxalement un silence très émouvant, et une journée passée à faire le ménage atteint une frénésie digne d’une scène de combat. Comme si la pureté de l’esthétique de Yûichi Yokoyama déteignait sur ses personnages, conférant à chacun de leur geste, même le plus banal, une présence hypnotique. Comme si l’utilisation des feutres transformait chaque action en un moment magique, d’une candeur enfantine. [-]