Les Inrockuptibles, Anne-Claire Norot, 27 juin 2018
Entrer dans le théâtre étrange de Yûichi Yokoyama est toujours une expérience déroutante, et terriblement passionnante [+]
MÉTAMANGA. Des personnages embarqués dans une quête dont on ignore la finalité… Avec ce nouvel album, Yûichi Yokoyama poursuit dans cette voie où le récit vaut surtout pour les audaces formelles qu’il permet.
La Terre de glace, nouvel album de Yûichi Yokoyama, est la suite de La Salle de la mappemonde, paru en 2016. Sorte de polar métaphysique, La Salle de la mappemonde mettait en scène trois personnages masqués — une des marques de fabrique du Japonais – en route vers une mystérieuse destination. Dans La Terre de glace, les trois comparses se retrouvent dans un paysage glacé désertique et recherchent un homme dont ils ne possèdent que la photographie. Sur leur chemin, ils croisent des autochtones fort peu avenants, sont assaillis par de soudaines explosions de bruit et, une fois leur mission accomplie, repartent aussi mystérieusement qu’ils étaient arrivés. Et c’est tout.
« Ce que je recherche dans mes mangas, c’est quelque chose qui n’ait ni début ni fin, comme une séquence de film que l’on aurait entraperçue en allumant la télé avant de repartir faire autre chose. Il ne s’est rien passé mais les personnages s’expriment pourtant comme si quelque chose s’était produit », explique Yokoyama. Il reconnaît d’ailleurs s’être inspiré d’une nouvelle d’Hemingway dans laquelle « il ne se passe rien, où on ne comprend pas comment le temps est passé ».
Avec La Salle de la mappemonde et La Terre de glace, l’auteur, en perpétuelle quête d’innovations, a expérimenté en créant pour la première fois une série – un troisième volume, Le Jardin de fleurs, est prévu. Mais c’est toujours dans la forme que Yokoyama est le plus inventif. Dans La Terre de glace, il concentre son travail sur le son. Les caractères japonais, utilisés comme des éléments de décor, se prêtent idéalement à la représentation des voitures pétaradantes, des avions vrombissants, des télés à fond. Une impression de vitesse, de tumulte et de danger se dégage de ces cases surchargées d’onomatopées.
Tout au long du récit, on sent poindre une menace invisible, la tension et la violence sont palpables. Les visages inexpressifs et froids de ses personnages renforcent cette sensation de suspense. « Les masques du théâtre nô, avec leurs yeux en colère et le visage légèrement souriant, sont adaptés à n’importe quelle situation, que le personnage rie ou soit en pleurs… J’essaie de tendre vers ça. » Entrer dans le théâtre étrange de Yûichi Yokoyama est toujours une expérience déroutante, et terriblement passionnante. [-]