ActuaBD, Frédéric Hojlo, 2 août 2018
La Terre de glace est un tourbillon, assourdissant et aveuglant [+]
LE BRUIT ET LA LUMIÈRE SELON YÛICHI YOKOYAMA.
Une enquête dans un monde glacé et assourdissant : le nouveau livre de Yûichi Yokoyama serait-il un polar de science-fiction, « genre dans le genre » ? Pas vraiment… L'intrigue reste un mystère pour le lecteur, qui ne sera pourtant pas de glace face à cet ouvrage au formalisme virtuose.
Yûichi Yokoyama présente son dernier ouvrage, en postface, comme appartenant au genre gekiga (劇画). Faisant suite à La Salle de la mappemonde (Éditions Matière, 2016) et précédant un troisième volume, peut-être intitulé Le Jardin de fleurs et dont l’auteur lui-même ne sait quand il paraîtra, La Terre de glace est certes un récit s’adressant plutôt à un lectorat adulte. Nous sommes cependant loin des drames et du réalisme qui caractérisent le genre.
Fausse enquête où trois hommes en recherchent un quatrième avec pour seul indice une photographie. Fausse aventure de science-fiction dans un monde de neige et de glace mais où les requins pullulent. Faux gekiga également, où la tension dramatique tourne court et où l’intrigue échappe au lecteur. La Terre de glace, comme l’ensemble de l’œuvre de Yûichi Yokoyama, brouille les pistes et abolit les frontières. Le dessinateur, qui est aussi peintre et plasticien, n’a pas pour habitude de se cantonner à une discipline et à se contraindre à un art. Son livre paru chez les Éditions Matière — le neuvième déjà ! — le rappelle une nouvelle fois.
Le lecteur, que bien peu de choses impliquent dans l’histoire de La Terre de glace, risque fort d’être déstabilisé par cet ouvrage court et brillant. Donnant l’impression d’avoir été écrit d’une traite, comme dans l’urgence et sur le fil d’une lame, le récit est cependant ciselé et, en quelque sorte, taillé dans un bloc de glace. Directement plongés au cœur d’une intrigue dont nous restons étrangers aux enjeux, nous nous retrouvons à la fin du livre éjectés de ce monde aussi rapidement que nous y avions été projetés. La lecture de La Terre de glace ressemble au visionnage d’un extrait de film dont nous ne saurions jamais rien d’autre que ce qui peut se voir à l’écran.
Les dialogues brefs, les personnages aux masques impassibles — sont-ils vraiment des hommes, d’ailleurs ? — et les décors à la fois monumentaux et insaisissables renforcent pour le lecteur cette impression d’être placé, délibérément, à l’extérieur d’une histoire qui aurait pourtant, quelque part, ses justifications. Ce n’est pas inhabituel chez Yûichi Yokoyama, qui aime à travailler sur la fragmentation et la confusion, provoquant ainsi la curiosité ou la perplexité.
La Terre de glace fait pourtant partie de ces livres qui questionnent la bande dessinée et ouvrent des pistes formelles sinon forcément fructueuses, du moins stimulantes et propices à la réflexion. Car Yûichi Yokoyama y soumet quelques propositions plastiques qui méritent d’être expérimentées. Ainsi, partant d’une œuvre par définition silencieuse et en deux dimensions, il crée à l’aide de simples solutions graphiques l’illusion du son et de trois dimensions.
Associant un style fait de lignes droites, d’angles souvent aigus et de formes géométriques récurrentes à la superposition d’onomatopées et de signes simulant le mouvement, il parvient à donner l’impression de voir et d’entendre la bande dessinée qu’il nous donne à lire. Les premières pages sont à cet égard une grande réussite. Survolées trop rapidement, nous n’y verrons qu’une accumulation de formes dont l’ensemble demeure abstrait. Mais observées plus attentivement ou vues une nouvelle fois, nous y découvrons alors la glace dont il est question tout au long du livre. Mieux, son scintillement nous aveugle et ses craquements nous déchirent les tympans.
La suite de La Terre de glace confirme cette première expérience. Certaines pages sont presque stridentes. Les onomatopées sont parfois si immenses, et donc les bruits si intenses, que le lecteur doit forcer son regard pour distinguer l’action qui en est à l’origine. Aucune maladresse bien sûr : le dessinateur met simplement au premier plan — au sens littéral comme figuré de l’expression — ce qui est le plus important au moment de son récit.
Ces procédés, répétés à chaque fois avec de plus ou moins grandes variations, créent une impression de vitesse, de mouvement, de cacophonie, comme nous ne pouvons en ressentir que rarement à la lecture d’une bande dessinée : La Terre de glace est un tourbillon, assourdissant et aveuglant. [-]