Diacritik, Christian Rosset, 2 mars 2018
[…] Ne figeons jamais, ni Godard, ni quiconque (car il est loin d’être le seul) a vécu et travaillé en changeur de formes [+]
(… JUSTE UNE MATIÈRE…)
[…] Ce « monument » (n’ayons pas peur des mots) ouvre impeccablement une nouvelle collection, « Séquences », dirigée par Pierre Pinchon, maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université d’Aix-Marseille et aussi critique d’art — ses champs de recherche s’étendant aux XIXe (il a travaillé notamment sur Gustave Moreau et Odilon Redon) et XXe siècles. […] Étant donné la qualité de réalisation et la valeur documentaire et analytique de ce premier ouvrage, on ne peut qu’espérer que cette singulière collection s’enrichisse au plus vite de nouveaux opus.
[…] Si l’intérêt du cinéaste pour les diverses formes d’art séquentiel n’est pas vraiment une surprise pour ses spectateurs attentifs, nul (à l’exception de quelques spécialistes — tels les auteurs de cet ouvrage) n’aurait imaginé à quel point Godard avait pu s’engager dans la réalisation de ce qui pourrait passer, si on parcourt ces photos-romans d’un œil distrait, comme du strict matériel publicitaire, propre aux films commerciaux (ce que ces fameux films cherchaient probablement à être dans un premier temps : un bain de jouvence apporté au commerce cinématographique avide de renouveler ses appâts. On sait depuis comment Godard a su entretenir sa légende tout en faisant défaut aux principaux critères de réussite financière de ce commerce, devenant davantage artiste tant exposable que projetable au MoMA ou à Pompidou que valeur sûre de l’industrie cinématographique — perdant magnifique incontournable, tant valorisé qu’insulté, et peu regardé, du moins une fois passé le temps de la « nouvelle vague » proprement dite qui s’éteint peu après le milieu des années 1960).
[…] Ce travail de fond dirigé par le très documenté Pierre Pinchon s’effectue sur un matériau resurgissant, suite à une exposition au Mucem (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) sur le thème du roman-photo (qui se tient jusqu’au 23 avril 2018 à Marseille). Marie-Charlotte Calafat, conservatrice de ce musée et co-commissaire de cette exposition, est aussi co-auteure des textes (par ailleurs tous remarquables) de cet ouvrage, signant une exploration fouillée des liens entre film et adaptation(s) en ciné-roman, donnant à entendre les protagonistes de cette affaire (je ne peux m’empêcher de songer à la belle émission de radio qui aurait pu accompagner cette enquête). […]
Et Godard dans tout ça ? Personnage d’autant plus insaisissable qu’on s’imagine à tort le connaître par cœur, il demeure dans son (inquiétante ?) étrangeté, et plus les voiles semblent se lever, plus on en découvre d’autres, plus opaques (me vient aussitôt à l’esprit l’image d’une autre star du vingtième siècle, mais de la génération précédente : Hergé. De ces deux-là, on n’aura jamais fini de proposer tant des biographies que des analyses, des délires fanatiques que des exécrations délirantes. Inventeurs de la modernité active, glissant de droite à gauche sur les planches savonnées des idéologies, tissant des liens entre la clarté de la ligne et l’obscuration du monde, entre production joyeuse, débordante d’énergie, de leur jeunesse et la mélancolie crépusculaire de leurs dernières années qui les rend parfois au bord de l’aphasie, en pleine conscience qu’entre les deux, il n’y a rien). Reprenons la présentation de l’éditeur : « Jusqu’à présent inexplorées, les raisons pour lesquelles Godard s’empare du roman-photo et de la bande dessinée sont multiples : contourner la censure politique ou l’interdiction de ses films aux moins de dix-huit ans, inventer une forme de promotion moderne pour des films nouveaux, concilier cinéma d’auteur et culture populaire, penser un nouveau rapport entre image et texte, prolonger l’acte cinématographique, s’approprier et détourner les mass-media ainsi que le fera à sa suite l’Internationale situationniste… »
Il est hors de question ici d’écrire sur des dizaines de pages (ce qui serait pourtant assez facile) le journal de bord de cette exploration. Mais, comme déjà suggéré : faire simplement état de la stupeur si contagieuse (du moins espérons-le) de cette étrange révélation qui ne saurait remettre en question ce que l’on a déjà incorporé au sujet de Jean-Luc Godard. Cependant, il convient de noter qu’un tel travail, tant novateur qu’abouti sous forme livre, pourrait contribuer à rouvrir une fois de plus un dossier qui ne saurait être frappé de quelque « instance de fermeture » que ce soit. Ne figeons jamais, ni Godard, ni quiconque (car il est loin d’être le seul) a vécu et travaillé en changeur de formes. Le traiter de génie à l’état pur ou de plus con des Suisses pro-chinois ne fait qu’entretenir le livre des vaines péripéties de la culture (l’Histoire — grande ou petite — se nourrit de ça : on se fabrique des dieux vivants pour mieux les insulter. Et on finit par ne plus savoir comment se débarrasser de ce qui encombre le regard et l’esprit, via ces fabriques incessantes d’images de marque plus ou moins établies, pour enfin considérer la matérialité de ce qui nous est offert, projeté ou non, sans devoir le juger autrement que par l’entretien du désir, lui aussi non figé, fluctuant, ouvert, in progress, d’y revenir ou de le quitter).
Juste une avant-dernière note, au passage — à propos de ce qui aura été probablement le plus novateur de ces échanges entre flux cinématographique et discontinuité narrative sur papier : ce Journal d’une femme mariée publié par Denoël en 1965, peu après la sortie du film quasiment du même nom (dont le titre originel était La femme mariée). Macha Méril, l’actrice, déjà sollicitée pour un bonus du DVD du même film, répondant aux questions de Laurent Bruel, commet au passage quelques erreurs fort peu graves (les mêmes que sur le bonus du DVD), mais, surtout, éclaire intelligemment ce qu’elle a compris de Godard, du temps de leur collaboration. Elle affirme notamment : « Jean-Luc aurait voulu être un poète, un penseur, un agitateur, un philosophe, un scientifique… Il déteste qu’on le qualifie d’artiste, mais pour moi c’est un plasticien. » On ne saurait mieux dire. Elle précise même : un graphiste, un typographe. Tout est là. C’est quasiment le mot de la fin. Cessons de prendre JLG pour ce qu’il n’est pas. Tirons certains rideaux poussiéreux et prêtons attention à ce qui s’est concrètement déposé sur le celluloïd : un sens exceptionnel de l’inscription matérielle des signes, qu’ils soient sous forme lettres, figures ou couleurs (souvent primaires). Artiste au sens fort : davantage enfant de Picasso ou Matisse que de Marx et de Coca-cola. Inutile d’en rajouter. Cut. […] [-]