Libération, Marius Chapuis, 6 décembre 2018
Un piratage en forme de chant de geysers graphiques [+]
LÉO QUIEVREUX, UNDERCOVER & UNDERGROUND
Les livres de Léo Quievreux sont semblables à des bouquets de nerfs. Quelque chose d’emmêlé, d’à vif, où tout se joue à la ligne de frottement entre intérieur et extérieur, entre sentiment animal et émission cérébrale. Ce mois sort Immersion, suite du Programme Immersion publié en 2015 aux Éditions Matière. Une série d’espionnage qui regarde (un peu) du côté de La Taupe, de Thomas Alfredsson, mais pour la couler sous la même matière noire qui imbibait Under the skin de Jonathan Glazer. D’un côté des types en impers qui mènent une guerre feutrée entre agences de renseignement ; de l’autre, la boue dont on fait les cauchemars, les vrais, les fiévreux. Symbole de cette porosité, l’image ci-dessus représente un environnement urbain banal ― un bâtiment bas, de type crèche ou bibliothèque de quartier, vu depuis la rue avec son jardinet réglementaire avec un buisson et deux arbres et bordés d’immeubles ― piratés par des abstractions rectilignes.
Immersion s’ouvre sur un previously déballé à coups de récitatifs longs comme du Blake et Mortimer. Pas de quoi faire l’économie de la lecture du Programme précédent, puisqu’il s’agit ici juste de rappeler où on met les pieds. Une histoire d’espions, donc, qui gravite autour du vol d’une machine dont la fonction est de scruter les rêves des agents pour faire resurgir des tréfonds de leur mémoire des détails oubliés. L’enquête, sorte d’exercice de métempsychose virtualisée par l’entremise d’écrans de contrôle, est menée par des espions en costume qui se pourchassent dans une série de tableaux qui appartiennent à un outre-monde freudien, des marcheurs de rêves en somme. S’y côtoient des femmes à visage de poussière, un agent chauve à tête plate, un savant fou et cerveau de l’opération à bouche en forme de losange crypté.
Au cœur du récit, la question de la mémoire dicte également au livre sa forme. Tissus fibreux cousus à même les souvenirs, Le Programme Immersion et Immersion réfractent d’abord leurs propres images en tropes inquiétants. Comme la vision de cette femme à bras de mante religieuse qui se résume ensuite à ses immenses crochets dont la forme devient un objet fétiche, pas forcément terrifiant de prime abord : le cintre. Immersion recèle aussi la mémoire de Léo Quievreux qui cite ses souvenirs d’enfance à Mulhouse dans cette rue en voie de géométrisation dont on parlait plus tôt, au point qu’il recompose cette séquence à l’aide du marchepied Google Street View, la composant en fonction des angles non couverts par les voitures panoptiques de Google. À cette madeleine difficilement déchiffrable par le lecteur s’ajoutent de façon plus transparente des échos de proto-images, des cases qui forment l’œil et marquent à vie. Comme souvent, notamment chez l’Américain Charles Burns dont il est difficile de ne pas voir la proximité graphique avec Léo Quievreux, il est question de l’inépuisable caverne Tintin, cité de façon littérale (« Je me demande si… »).
Le magma que manie Quievreux fait fusionner les esthétiques. Au réalisme paysager dans un pointillisme pointilleux répondent des personnages en ligne clair-obscur. Des cases laissent respirer un trait très pur dans un océan de blanc, d’autres coulent une atmosphère de plomb en répétant frénétiquement des lignes posées à la règle, le travail manuel venant obturer toute possibilité d’air. D’autres fois, la main du dessinateur s’efface derrière un aplat de noir nickel, mécanique. Ce jeu perpétuel et passionnant entre rectitude architecturale et symbolisme organique embringue comme une sorte de danse vaudoue de la persistance rétinienne. Le lisse dialogue avec le spongieux, les lignes avec les cercles, le vide avec le plein.
Parfaitement déstabilisante, la bande dessinée laisse aussi au lecteur suffisamment de place pour qu’il y projette ses propres souvenirs. Dans les friches désolées arpentées par les espions de Quievreux, on a vu une sorte de Yoshiharu Tsuge post-apo. Dans les tentacules filandreux qui débordent de paisibles pavillons, on a trouvé des échos déformés des tableaux guerriers de Helge Reumann. Tandis que l’apparition régulière de flashs géométriques convoque toute l’œuvre de Yuichi Yokoyama. Comme le Japonais, Quievreux dessine un territoire de l’entre-deux. Mais là où cette recherche s’apparente à une quête zen chez Yokoyama ― dans la scrutation d’un espace inachevé, paysage de chantier inachevé où le visible n’est le résultat d’aucune intention ―, chez le Français cet appétit pour les no man’s land relève plutôt d’un effort de cartographie intérieure, un exercice de géodésie mentale. Ce volume se clôturant de façon radicale, dans un piratage en forme de chant de geysers graphiques. [-]