Junkpage. La culture en Nouvelle-Aquitaine, Nicolas Trespallé, 6 mars 2019
Quievreux étonne encore dans ce récit formidable [+]
SIMULACRE ET S(T)IMULATION
Trois ans après son nébuleux Programme Immersion, Léo Quievreux déploie un nouveau pan de son thriller paranoïaque et expérimental situé à la lisière du récit d’espionnage, du polar et de la SF.
S’il prend bien soin de recontextualiser son intrigue en début d’ouvrage, on serait pourtant bien en peine de résumer précisément cette histoire construite autour des agissements d’une organisation secrète qui a la capacité de s’immiscer dans la mémoire cachée d’individus grâce à une technologie nommée EP1. Sans en référer à sa hiérarchie, l’agent Per Esperen a lui-même conçu une version améliorée de ce logiciel, le PI-0 pour remettre la main sur ce programme originel volé un temps par d’obscures puissances adverses. Mais quelles étaient ses réelles motivations ? Malgré les risques de non-retour, des volontaires vont essayer de se connecter à Esperen pour sonder son esprit.
Souvent comparé à Charles Burns pour l’aspect graphique décharné et mécanique de son trait, voire à David Lynch pour cette faculté à donner de la cohérence à l’étrangeté, Quievreux étonne encore dans ce récit formidable dont la force tient d’abord dans les possibilités narratives qu’il met en jeu. À la linéarité de l’intrigue, le dessinateur préfère une structure en fragments donnant à Immersion un aspect filandreux et décomposé. Il y multiplie les points de vue, usant de l’ellipse comme un va-et-vient permanent entre le virtuel ou le tangible, le passé ou le présent, collant en sorte au rythme des flux de pensées méandreux et saccadés de ses personnages. La pseudo-enquête de départ ne peut dès lors que se déliter face aux visions incertaines d’espions désincarnés et conditionnés comme les pantins d’un monde où le cerveau de chacun n’est qu’un disque dur bon à hacker.
Pour matérialiser la psyché inquiétante de ses agents troubles, l’auteur explore ses espaces blafards et une esthétique post-industrielle d’une Mitteleuropa ravagée, un territoire du vide où domine une architecture fonctionnaliste impersonnelle, entre gare ferroviaire désaffectée, lotissement sordide, parking bétonné et terrain vague tel un miroir de leur état mental confus et brouillé.
Reprenant à son compte des effets graphiques dérivés de l’Op Art, ou piochant dans le surréalisme morbide de Delvaux, Quievreux signe un album parsemé de signes. À travers un réseau de lignes et de motifs obliques rémanents, il fait naître un sentiment insidieux de déjà-vu page après page. Au sortir de ce labyrinthe cérébral, le lecteur ne peut qu’être d’accord avec un agent dont la mémoire s’apprête à être effacée et qui lâche ce laconique : « Nous allons regretter une certaine morosité. » [-]