Diacritik, Christian Rosset, 19 avril 2023
Le Grosso modo témoigne d’une « passion de la gribouille » fort appréciable, tant pour la passion que pour la gribouille — deux modes de rapport au monde qui ne sauraient qu’être encouragés. [+]
Découvrant Le Grosso modo de Jacques Floret, arrivé par surprise — comme c’est souvent le cas avec les Éditions Matière dont je suis toujours volontiers le travail, même quand ce qu’il proposent est aux antipodes de ce qui me retient —, je commence par regarder comment il est fabriqué : couverture en « méchant carton gris » en partie recouvert de papier imprimé, avec notamment un code barre de belle taille (en bas au centre), une gommette autoadhésive, une grande photo en noir et blanc qui recouvre entièrement le dos et la 4e de couverture qui ne présente aucune indication — le nom de l’auteur et le titre se trouvant en 1re, avec, en dessous, un papier collé d’identité des Éditions Matière (reconnaissables, non par des lettres, mais par des bandes verticales jaunes sur fond blanc).
Le Grosso modo s’ouvre avec une préface de Frédéric Ciriez, La Banque des yeux de France, qui est un texte de fiction où il est question de gemmologie, de dérèglement de la vue, de greffe de la cornée, et d’une donneuse nommée Jeanne Florin au sujet de laquelle le narrateur entreprend une enquête, lui découvrant des talents pour le dessin et l’architecture, une maternité singulière ayant conduit à l’accouchement de quadruplés, ainsi qu’une nature maniaco-dépressive qui l’incite progressivement à s’enfermer « dans un schéma psychotique étrange avec, pour chaque plan, croquis ou dessin demandé, la réalisation de quatre versions différentes des choses. Elle passe donc quatre fois plus de temps pour chaque mission et vit finalement sa vie en mode quadruple ».
Convient-il de parcourir quatre fois les 150 pages composées, chacune, de quatre dessins pour en saisir l’agencement ? Car, nous dit-on, « Le Grosso modo se distingue d’un simple recueil informel de dessins par les liens tissés de proche en proche entre les images » — le travail de la lecture consistant donc à mettre à nu ces liens ; ce que l’on pourrait tenter de faire dans un premier temps, en ne portant à ces pages qu’un regard s’intéressant au trait ; puis, dans un deuxième, en se mettant à la recherche de trames narratives plus ou moins dissimulées, alors qu’on ne découvre que peu de mots dans ces pages apparemment muettes — l’exploration ne pouvant probablement se faire que selon un va-et-vient entre un exercice du regard dégagé de ce qui en excéderait les vertus graphiques (rendu difficile par la qualité particulière du trait qui n’engage guère à ne l’apprécier que pour lui-même) et l’invention d’un récit, en complicité avec le dessinateur.
Si loin si proche de la bande dessinée — l’éditeur nous dit « s’écarter des plates-bandes de la BD pour une brève excursion sur les allées gravillonnées du “dessin contemporain” et du “beau livre” » — cette suite d’images parfois parodiques (en tous cas décalées), jouant visuellement à marabout d’ficelle, comme d’autres le font avec les mots, Le Grosso modo témoigne d’une « passion de la gribouille » fort appréciable, tant pour la passion que pour la gribouille — deux modes de rapport au monde qui ne sauraient qu’être encouragés. [-]