du 9, Christian Rosset, 15 janvier 2016
J’en suis sorti — de cette immersion (cet attrayant programme) — comme d’un mauvais rêve, c’est-à-dire d’un rêve impeccable [+]
CONSTELLATION (deuxième partie).
Quand j’ai ouvert pour la première fois Le Programme immersion de Léo Quievreux, ce devait être au début de l’automne. Nous sommes maintenant en hiver, Pierre Boulez est mort cette nuit, on s’apprête à commémorer le premier anniversaire des massacres de janvier 2015 avec tous les faux-pas culturels qui caractérisent notre temps où le moral est dans les chaussettes de la plupart de ceux qui, si ça continue, vont finir leur vie en va-nu-pieds (et non en sans-culottes — la révolution s’éloigne). Avant de le rouvrir, je tente de me remémorer mes premières sensations de lecteur. C’est un livre auquel j’ai de suite accroché, même si son trait (son « pitch » graphique) ne va pas forcément dans une des directions selon lesquelles mon regard (de cézannien, de matissien, de minimaliste) se sent a priori à l’aise. Il y a toujours une grande satisfaction à trouver du plaisir là où on aurait pu — si on devait suivre aveuglément ses instincts — refuser de s’aventurer. Et, il faut l’avouer, il y a non seulement de belles cases, mais aussi de belles pages et même d’étonnantes doubles pages. Bref : côté œil, une fois l’accord réalisé entre l’œuvre et son lecteur, on est comblé, et la navigation opère avec succès.
Ce livre, je l’avais lu alors en plusieurs étapes (consumant le temps qu’il faut, selon, le plus souvent, un tempo lent, et sans prendre la moindre note, même si je savais déjà que quelque chose comme une chronique pourrait naître dans la foulée). J’en suis sorti — de cette immersion (cet attrayant programme) — comme d’un mauvais rêve, c’est-à-dire d’un rêve impeccable, sans pour autant me souvenir de ce qu’on appelle « l’histoire » (si on m’avait demandé « ça raconte quoi ? », j’aurais bien été en peine de répondre). J’apprécie toute perte de mémoire quand elle ne semble pas le signe d’Alzheimer, mais celui d’un gain de place, donc de liberté d’engranger l’inattendu. Je rumine : OK, j’ai perdu le fil, mais j’ai tenu bon la route et suis arrivé au bout sans déplorer quelque manque que ce soit. C’est d’ailleurs pour ça que ça se relit. Une fois encore : non parce qu’on a oublié, mais parce que l’expérience de la traversée ne peut être la même quand on la renouvelle et que c’est exactement ce que recherche le vivant. Et, le jour « j », parce que ce jour est précisément un autre jour, on saisit « l’histoire », comme on pourrait le faire d’un poisson qui glisse et replonge sans cesse (il n’y a pas que la tête… La main a aussi du travail — pas d’hameçon dans ce dispositif).
Ce matin, j’ai repris ma lecture en évitant cette fois de me laisser fasciner par certaines matières, certains blancs, ces pages « muettes » formidables qui pourraient suffire à mon bonheur. Et j’ai enfin écouté l’ange du bizarre qui est un des narrateurs de ce programme complexe qui évoque tant de choses, charrie tant de souvenirs, de références si apparentes qu’on pourrait se croire en terrain familier, alors que tout, en réalité, est singulier dans cette affaire.
Nicolas Tellop écrit (dans Chro) que « c’est un polar qui explose sa propre linéarité en sondant les profondeurs de la psyché. Les limiers mis en scène n’y arpentent d’autre espace que celui de l’inconscient et de l’immatériel. (…) Le Programme Immersion, ce serait donc un Inception écrit et réalisé par David Lynch ». Et un peu plus loin : « Graphiquement, le travail de Léo Quievreux évoque celui de Charles Burns, à cause du noir et blanc expressionniste à la précision chirurgicale. Mais (…) il s’agirait alors d’un Charles Burns au trait amaigri, à la sobriété géométrique, conférant une rigidité hallucinatoire à son dessin, entre transe organique et parasitage électrique. » Il ajoute enfin que « le noir et le blanc s’apparentent aux couleurs des touches d’un clavier [de synthétiseur], et Quievreux joue avec elles à la façon virtuose des hypnoses musicales ». Je reprends toutes ces remarques, les trouvant plutôt bien vues. Mais, pour ma part, je ressens surtout un silence très particulier d’où surgit parfois quelque chose comme un bruit blanc — l’irracontable (qui n’est pas l’indessinable) devant être sonorisé intérieurement (et non musicalisé) par des morphologies disharmoniques. Je trace, une fois de plus, les lignes d’une constellation imaginaire, changeante par nature. Un livre qui m’enchante est un livre qui ne se relit jamais deux fois de la même façon. Et qui donc impose au lecteur d’avoir plusieurs têtes, comme un magnétophone. Dans l’ordre : effacement, enregistrement, lecture. David Lynch a intitulé son premier film Eraserhead, ce qui signifie « tête de gomme ». Lire correctement et librement ce livre, c’est notamment faire fonctionner cette tête.
Léo Quievreux a publié récemment un autre livre chez un nouvel éditeur, aussi remarquable et discret que le premier (Arbitraire — nom qui rime d’ailleurs avec Matière). Anyone 40 en est le titre. Je me trouve, le découvrant, dans le même état qu’avec Le Programme immersion. Je n’ai de cesse de cultiver l’oubli de ce que j’ai perçu (et de ce que j’ai lu, mais là, c’est bien plus facile) afin de déplacer, même insensiblement, mon regard. C’est un ouvrage à la fois trivial et d’une grande classe. J’en retiens quelque chose comme : un collage (au sens où ce mot en avait un, du temps des « avant-gardes »). On frotte, les mots, les signes, les traits, les blancs… et ça parle (comme pourrait dire un psychanalyste… « ça parle et ça ne sait pas »).
Ici, le dessin semble animé d’une liberté assez folle… Et ces premiers mots : « la beauté transformative… » Le lecteur se dit qu’il lui faut préserver cette liberté qui lui est offerte et donc ne pas chercher à cloisonner cet espace par un récit racontable au premier degré… Il est question de répondre au répondeur (qui parle ?). L’air du temps circule, mais non vicié.
On pourrait ainsi accumuler les notations comme en écho de cette beauté transformative.
Tout cela me parle et — ce n’est pas un paradoxe — me rend muet.
Les frontières du langage de Léo Quievreux sont les frontières de son monde (aurait pu dire Wittgenstein qui aurait aussitôt précisé : « le monde et la vie ne font qu’un »).
Arrêter net ici avant de devoir relancer cette affaire d’érosion des frontières… [-]