Détresse visuelle (blog), Alain François, 22 juin 2010
Voyage est un livre métaphysique qui ose s’en tenir à la stricte évocation d’une certaine qualité de vacuité [+]
[…] Ce livre a quelque chose de fascinant, quelque chose que je ne m’explique pas encore. Ces regards vides, ces corps figés, ses architectures immenses, ces parcelles de perspectives, d’ouvertures, de percées du regard… Ces zooms brutaux sur des détails, succession de bribe, de tranche… Lentement je comprends ce que je lis. Pas rapide, mon cerveau, décidément… Bien moins rapide que le voyage, ce voyage que j’entreprends, moi, car il n’y a pas de « personnage principal », mais une troué sur le récit, qui focalise le regard, comme une violence du dispositif graphique faite à la tête et au coup du lecteur, qui voudrait faire coïncider le regard de ce lecteur à celui implicite du récit, le faire participer au voyage, c’est-à-dire faire plus que l’inviter à voir, mais l’inclure, puisque qui regarde ce monde, sinon, si ce n’est moi ? C’est une sorte d’invention de narrataire « BD », un dispositif qui place le regard d’un potentiel lecteur à la place qu’occupe habituellement le personnage principal. Pas d’invective à un lecteur imaginaire, mais le dessin laisse une immense place vide, au premier plan, entre nous et le monde décrit, pour cet étrange regard inclus. Alors, si nous acceptons l’invite, si le voyage démarre, tout devient clair, et nous découvrons les deux minuscules ingrédients de ce récit. L’un est un équivalent graphique de ce que nous voyons lorsque nous voyageons. C’est donc toute la succession des parcelles de monde que nous apercevons lorsque nous sommes en transit. Nous ne nous arrêtons pas, sur rien, et toute chose, architecture, décors, personne, regard, paysage, objet de toute taille, ne sont qu’un même spectacle qui défile. L’autre chose, c’est cette qualité de regard spécifique que nous avons lorsque nous assistons à ce spectacle‑là, lorsque nous voyageons. Notre regard est un peu froid, distant, lourd, rentré, car nous sommes, centre de notre intériorité, le seul point fixe du monde, et tout le reste ne fait que passer devant nos yeux. C’est cette chose‑là, ce regard‑là sur le monde, dans cette situation‑là, que ce livre propose. Et la magie, le charme, tient dans le contraste entre la froideur synthétique du trait, et sa pourtant incroyable capacité à rendre les sensations que nous avons connu alors, comment nous avons entr’aperçu tant d’anonymes, lorsque notre train en croise un autre, comment notre regard vide s’est appesanti, dans le métro, sur la main d’un inconnu serrant une mallette, comment nous avons tenté de capter une trouée du paysage trop rapidement effacé par la vitesse… comment nous avons suivi, fascination enfantine, les mutations des gouttes d’eau de pluie affolée par le vent sur la vitre…
Et j’ai enfin compris ma méprise. Là où je cherchais une radicalité purement intellectuelle (qui existe sûrement), il y avait aussi une obsession phénoménologique plus traditionnellement japonaise, taoïste, pour laquelle l’homme n’est qu’un fluide parmi les fluides.
Les fictions sont communément composées de relations, de relations entre des personnages. Il n’y a ici que relation entre un regard non diégétique et un monde dessiné comme un spectacle égal, pourtant succession d’accident architectonique. Voilà un livre qui ne se consacre qu’à une seule chose, rendre un regard, regard à la fois vide et curieux, comme un sommeil ponctuellement réveillé par de minuscules choses comme par d’immenses perspectives. Voyage est un livre métaphysique qui ose s’en tenir à la stricte évocation d’une certaine qualité de vacuité, celle si spécifique du voyageur…
Chapeau ! [-]