Cahiers du cinéma, n°742, Joachim Lepastier, 28 février 2018
[…] Si le roman-photo a pu être dénommé « cinéma du pauvre », il peut aussi s’avérer le secret laboratoire d’une œuvre protéiforme et ludique. [+]
GODARD EN CINÉ-ROMAN.
Saviez-vous qu’À bout de souffle avait connu trois versions en ciné-roman (adaptation d’un film en roman-photo) entre 1960 et 1969, la dernière découpée en épisodes dans Le Parisien libéré ? Et qu’à la sortie d’Alphaville en 1963, les halls des cinémas proposaient l’« édition océanique du Figaropravda », dont le « grand reportage » consistait en propos rapportés de Lemmy Caution et la rubrique « Échos » annonçait le « mariage de Johnny Dickson et Sylvie Vonbraun » ? Ou comment, hors salle, Godard continue à créer du récit et du montage, en utilisant le papier comme un prolongement de l’écran. Cinq de ses longs-métrages ont ainsi fait l’objet d’une transcription graphique. La fascination exercée par ces objets reproduits ici in extenso tient déjà dans l’éventail des stratégies : promotionnelles (pour toucher un public plus jeune et populaire, barré par l’interdiction des films aux moins de 18 ans), de recherche personnelle (les « bandes paroles » du Petit Soldat, publiées dans les Cahiers deux ans avant sa sortie), ou de réappropriation d’un film par son actrice et « modèle » (Journal d’une femme mariée, livre-objet composé par Macha Méril). Avec leur alliage de photogrammes retouchés et de photos de plateau, les ciné-romans (dont le maître d’œuvre est Raymond Cauchetier, mémoire photographique des tournages de la Nouvelle Vague) reviennent au premier degré des récits. Même si certaines audaces de montage et de langage sont atténuées (comme l’éclat des couleurs d’Une femme est une femme, impression noir et blanc oblige), l’esprit joueur de la NV passe entre les cases et s’accommode même d’un certain flirt avec la parodie. À l’inverse, la retenue du Journal d’une femme mariée (livre au format carré, mise en pages réservant de larges réserves de blanc) travaille une savante juxtaposition d’images et de pavés typographiques évoquant aussi bien un inédit cubisme photographique qu’une relecture du genre poétique du blason à l’heure des cover-girls et de la publicité. Quant au pastiche orwellien de l’organe de propagande d’Alphaville, il donne aussi à voir le « je t’aime, moi non plus » entamé alors par Godard et l’Internationale Situationniste qui ne s’est pas privée de traiter le cinéaste de flic et de curé dans d’hilarants tracts-comics de Raoul Vaneigem en 1967. Cette collection insolite dessine bien plus qu’une voie parallèle de l’œuvre godardienne puisque s’y devinent aussi bien les ciné-tracts, période Dziga-Vertov, que la dissociation des partitions visuelle et sonores des films des années 80 voire le fétichisme anthologique des Histoire(s) du cinéma. Si le roman-photo a pu être dénommé « cinéma du pauvre », il peut aussi s’avérer le secret laboratoire d’une œuvre protéiforme et ludique. [-]