L'Obs, Renaud Février, 30 janvier 2021
Une œuvre sans pareille [+]
ANGOULÊME 2021 : CES 15 BD QUI AURAIENT BIEN MÉRITÉ D’AVOIR UN PRIX
Plus de 70 albums sélectionnés… pour une poignée d’élus. Au lendemain de la révélation du palmarès officiel du festival de BD d’Angoulême, on a une pensée pour tous ces albums rentrés bredouilles et vous propose donc de découvrir son palmarès « maison ».
Loin de nous l’idée de dénoncer le palmarès officiel, mais nous avons tous des chouchous, des coups de cœur… Ils n’ont pas toujours eu la chance d’être primés, ce n’est pas une raison pour ne pas en parler. Voici donc 15 albums qui auraient bien mérité d’avoir un prix.
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Citéville et Citéruine, c’est tout un concept. Avec ces deux albums, réunis par le festival d’Angoulême sous un seul ensemble, Jérôme Dubois signe un inquiétant diptyque dystopique. Prenons d’abord Citéville, publié chez Cornélius. Jérôme Dubois y décrit, en neuf chapitres, le quotidien d’une charmante agglomération, à travers neuf lieux emblématiques de la ville : du Domaine Sérénité, une résidence où les habitants se préparent à devenir SDF, à la Maison de retrait, où les seniors couleront des jours heureux, à proximité des nombreux distributeurs de billets installés spécialement pour eux, en passant par Buy More, le supermarché aux prix approximatifs où les enfants perdus sont redistribués à quiconque les réclamant, ou Pôle enfant, où se retrouvent les enfants abandonnés par leurs parents et son pendant, le Salon de l’enfant, où les adultes peuvent choisir un nouvel enfant…
Grinçant, Jérôme Dubois nous décrit un espace urbain imaginaire dont la « modernité » est un révélateur par l’absurde des violences de notre propre quotidien. Accepterons-nous un jour que nos sociétés deviennent des Citéville ? Voilà la question que nous pose en creux l’auteur, comme l’avaient fait avant lui le dessinateur Griffo et le scénariste Jean Van Hamme avec S.O.S. Bonheur ou plus récemment l’auteur turc Ersin Karabulut avec Contes ordinaires d’une société résignée et Jusqu’ici tout allait bien.
Et puis, on ouvre Citéruine, du même auteur donc, aux Éditions Matière. Et c’est un vrai choc : pas de dialogue, pas de texte, pas même le moindre personnage ! Les bulles, arides, semblent avoir été abandonnées. Citéruine est le pendant de Citéville, explique l’éditeur. À moins que Citéville soit le pendant de Citéruine… « l’un et l’autre ouvrages, irréductiblement dissemblables mais parfaitement symétriques, s’offrant comme un dispositif en miroir ». De fait, Citéruine est une copie conforme, en termes de découpage, de nombre de pages et de vignettes, de Citéville, sauf que l’inquiétante agglomération, en ruines, a été vidée de ses habitants. Plus personne ne vit dans le Domaine Sérénité ou ne fait ses courses au Buy More. La Maison de retrait est désespérément vide, tout comme le Pôle enfant. Guerre ? Epidémie ? Effondrement ? Que s’est-il passé à Citéville / Citéruine ? Pas de faux suspense : Jérôme Dubois ne répond pas à la question. N’est-ce pas le meilleur moyen de rendre son récit allégorique et universel ? Voilà en tout cas une œuvre sans pareille, qui mérite d’être découverte. [-]