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De Jérôme Dubois dont le travail commence à gagner en visibilité, on connaissait l’assez beau, et déroutant, Tes yeux ont vu, publié il y a trois ans chez Cornélius, qui incitait le lecteur attentif à regarder au plus près certaines séquences, sur le plan visuel, avant même de tenter d’en comprendre l’« histoire » (mais, on l’aura peut-être remarqué, c’est une manière d’entrer dans les livres de bande dessinée qui m’est, sinon propre, disons familière : si le dessin, les couleurs — quand il y en a —, la maquette, l’impression, ne me disent rien, je risque immanquablement de passer à côté de l’histoire, même remarquable). Aujourd’hui, c’est un diptyque qui relance le désir de reprendre lien avec le travail de Jérôme Dubois : un livre publié par les Éditions Matière, Citéruine, et un autre, Citéville, chez Cornélius. J’ai lu le premier sur impression papier, le second en PDF, donc sur écran. Une exposition à Arts Factory Bastille (du 1er au 19 septembre) aura permis aux Parisiens d’apprécier les originaux (ainsi que ceux de Stéphane De Groef dont nous parlerons un peu plus loin).
Donc, deux livres dont on ne sait, nous dit-on, lequel est le pendant de l’autre. Cela m’évoque cet autre diptyque de Marguerite Duras (encore elle ! c’est plutôt bon signe) : India Song, sans doute le plus fameux d’entre ses films / Son nom de Venise dans Calcutta désert, dont la bande son, réalisée à l’origine pour la radio, puis retravaillée pour le cinéma, est identique à celle d’India Song, mais pour lequel a été réalisé un nouveau montage d’images, cette fois ruinées (celles du décor du film initial, dépouillé de toute présence humaine). Comment imaginer en bande dessinée quelque chose de semblable : deux livres jumeaux où, de l’un à l’autre, soit les dessins, soit les mots — récitatifs, dialogues —, changeraient ? Avec Citéruine et Citéville, cela ne se passe pas exactement comme chez Duras, mais si le premier (que l’on pourra assez rapidement considérer comme second) est muet, le deuxième est, sinon volubile, disons dialogué, ce qui lui donne un côté « bande dessinée classique » (comme India Song ressemble davantage à un « film classique » que son « pendant » ruiné). Citéville, traversé(e) par des personnages ayant perdu l’essentiel de ce qui donne du rayonnement, de l’énergie, à l’humanité (grand classique), sonne assez triste et vire du côté du fantastique, voire du récit d’anticipation, et de la chronique sociale (avec un zeste de psychanalyse). Citéruine, plus abstrait, débarrassé de toute psychologie, nous permet d’interpréter ses suites d’images à notre guise, et notamment de les dédramatiser. Puis on se rend compte que ces images muettes de décors dits « ruinés » sont en tout point superposables à celles de Citéville, débarrassés de toute présence humaine. Projet passionnant. J’avoue préférer, plastiquement, Citéruine, mais peut-être m’aura-t-il fallu traverser Citéville pour en arriver là. Autrement dit : les deux faisant la paire, il est préférable de ne se dispenser d’aucun.
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