ActuaBD, Nadine Riu [entretien avec Jérôme Dubois], 4 octobre 2021
Un regard extra-lucide sur le monde contemporain. [+]
Avec Citéville et en regard Citéruine, Jérôme Dubois dénonce le caractère absurde d’une société de plus en plus normée, policée et sans échappatoire. Un regard extra-lucide sur le monde contemporain.
ActuaBD__ Jérôme Dubois, Citéville est un album percutant, dérangeant. Cette ville est une parodie de la cité idéale, si idéale qu’elle en est déshumanisante et effrayante. Quel a été l’élément déclencheur de ce projet ?
Jérôme Dubois__ Je voulais raconter la ville et créer une cité utopique d’une certaine manière, et c’est ce qui m’est venu assez naturellement. J’ai commencé à mettre en place les premiers éléments, j’ai travaillé chapitre par chapitre, et je les ai publiés un par un dans la revue Nicole des éditions Cornélius. J’avais envie qu’on ressente une forme de malaise. Ça passait par le fait que les personnages incarnés dans l’histoire soient toujours dans un état de souffrance, qu’ils aient l’air complètement volontaires dans ce contexte et que le lecteur se retrouve en décalage vis-à-vis de ça.
Je suis parti de l’observation. C’est aussi une forme de caricature de ce qu’on peut vivre mais je dirais plus que c’est du ressort de mon ressenti sur le long terme plutôt qu’un événement précis.
ActuaBD__ On peut plutôt penser que vous dénoncez une contre-utopie…
JD__ C’est vrai que je me souviens d’avoir été frappé par toute l’imagerie des nouvelles constructions, des grands ensembles et de la façon dont ces quartiers étaient promus. On ne les montrait jamais à hauteur d’homme mais vus d’avion, ce qui renforçait le caractère déshumanisant de ces immeubles. On avait envie de faire le bâtiment mais on n’avait pas anticipé la façon dont les gens y vivraient sur le long terme. Je pense qu’instinctivement, j’ai voulu reprendre ce motif.
Dans Citéville, le quartier « Domaine Sérénité » est inspiré d’un quartier de Rueil-Malmaison, une ville où j’ai grandi. Dans ce quartier, toutes les maisons étaient identiques, avec l’entrée du garage pour le parking, les quatre fenêtres… Il y avait une ambiance assez spéciale qui se dégageait. Il y avait cette notion de « tout le monde est content » mais en même temps pas vraiment, un truc un peu étrange, ambivalent qui se ressentait alors et c’est l’ambiance que j’ai voulu donner à cette histoire. En l’occurrence, la première histoire du livre est une des dernières que j’ai dessinées. C’est une forme de conclusion mais aussi de recommencement.
La première histoire que j’ai imaginée est la seconde de l’album, « Buy more ». Elle est complètement inspirée de ce qui se passait dans un supermarché dans lequel je travaillais plus jeune durant l’été. Il est situé près d’un quartier HLM, à l’écart du centre de la ville.
Je ressentais des espèces de frictions quand j’étais jeune mais je ne comprenais pas bien d’où ça venait parce que le collège accueillait une population scolaire socialement hétérogène. Les élèves venaient du centre de la ville mais aussi de quartiers isolés. Ces frictions généraient pas mal d’incompréhension. À cette époque, j’étais déjà conscient de la pression que peut engendrer une société capitaliste, notamment sur les possessions de chacun et tous les signes qu’on n’appréhendait pas encore comme étant des signes d’appartenance à un milieu ou à un autre, ne fût-ce que par les loisirs par exemple.
Le quartier que j’ai dessiné était, pour moi, le dessus de l’iceberg. Il représente la petite bourgeoisie rueilloise qui avait son domaine avec une barrière à l’entrée et qui, pour l’installer, s’est rattachée au réseau des « Voisins vigilants ».
À l’entrée, un panneau sur lequel est écrit « Voisins vigilants », explique que, dans cette zone-là, les résidents sont en communication directe avec les forces de l’ordre et peuvent dénoncer tout acte qui leur paraît suspect. J’imagine que tout le monde ne participe pas à ce système. C’est comme s’il y avait une espèce de réseau parallèle de citoyens. C’est assez étrange. C’est ce que je voulais mettre dans ce livre. On ne sait jamais si les gens sont contents de vivre dans ce contexte sécuritaire, s’ils participent volontairement ou pas, à part dans ce premier épisode où l’on voit qu’il y a des formes de remise en question.
Quand j’ai écrit ces épisodes, je suis allé très loin dans la arodie mais j’ai réalisé que c’était à peine une exagération de la réalité. Aux États-Unis, on organise des journées portes ouvertes de centres d’adoption avec les enfants qui font une démonstration de ce qu’ils savent faire, pour être sélectionnés. J’ai appris qu’on pouvait adopter un enfant puis finalement se rendre compte qu’il ne correspondait pas aux attentes, et le rendre. Ce qui me paraissait complètement absurde, presque trop absurde pour être effrayant, je l’ai exprimé dans Citéville en utilisant le registre de l’humour mais pour le coup, je ne suis pas loin de la réalité.
ActuaBD__ Ce qui frappe dans Citéville c’est le parti pris concernant le physique des personnages inexpressifs avec l’absence de regard, des visages fissurés…
JD__ Quand on prend le métro ou quand on marche dans le quartier de La Défense, les gens semblent absents et fatigués. On les sent résignés, soumis à vivre les situations du quotidien, comme s’ils étaient dans un état de servitude. J’avais besoin que mes personnages soient dans cet état, et ils sont venus assez naturellement.
Quand j’ai créé les personnages pour Citéville, je suis parti d’une première façon de dessiner. Je les ai dessinés deux-trois fois et j’ai épuré le trait et le visage. Il ne restait plus que les traits marquants. En général, les premiers jets ont été plus compliqués, plus articulés, et d’enlever des éléments me permettait de les rendre froids, plus « difficiles ».
ActuaBD__ Comment avez-vous réfléchi à la publication de Citéville et Citéruine ?
JD__ Le livre a été imprimé en bleu et rose mais c’est une question d’édition. À l’origine, le dessin est en noir et blanc. On voulait qu’il y ait une différence entre la version ruine et la version ville. Comme dans la prépublication, la version ruine sortait en couleurs et la version ville sortait en noir et blanc, je trouvais intéressant, avec les deux éditeurs avec lesquels je travaillais, d’inverser la chose pour le jeu final. Je travaille souvent en noir et blanc. Il me paraissait assez logique d’avoir deux éclairages tranchés et un contraste assez violent.
ActuaBD__ Quelles sont vos influences ?
JD__ J’aime beaucoup les mangas et les auteurs japonais comme Yoshiharu Tsuge ou Shigeru Mizuki, qui travaillent sur l’ombre et la lumière. J’aime aussi beaucoup l’auteur américain Charles Burns. Ce qui me plaît avec ce noir et blanc, c’est qu’à part quelques trames, il n’y a pas de niveaux de gris, pas de lavis. Ça me permet de faire fondre les ombres dans le fond, de mélanger les formes, et d’avoir des éléments très définis.
Durant mes études, je travaillais avec des outils qui permettaient plus de pleins et de déliés, et j’allais trop vite, je m’appliquais moins sur les images parce que je rentrais trop souvent dans la gestuelle. Et avec le Rotring, j’ai trouvé l’équilibre et la façon de dessiner parce qu’on est contraint d’être appliqué et d’aller doucement. Je dessine essentiellement au Rotring avec des outils de construction classique comme règles, équerres et compas, et je fais les aplats noirs au pinceau.
ActuaBD__ Combien de temps avez-vous mis pour concevoir Citéville ?
JD__ Il m’a pris beaucoup de temps, environ six ans car j’avais d’autres projets en parallèle. La première histoire a commencé après mon premier livre, JimJilbang, publié en 2014.
Au début, je faisais une histoire par an et ça me prenait un mois ou deux par histoire. Une planche, une fois que j’ai fait le crayonné et la composition, me prend environ une journée ou une demi-journée suivant les planches. Au total, il y en a 160 étalées sur plusieurs années.
Citéruine a été beaucoup plus rapide à élaborer. Concernant le travail de composition, que je fais en plusieurs étapes, je commence par de tout petits croquis pour faire le découpage, voir où vont être les masses d’ombre et de lumière. Je détaille jusqu’à donner un crayonné quasiment fini et je passe à la planche terminée. Pour Citéruine, j’ai re-décalqué les images à la table lumineuse. J’avais juste à récupérer les éléments quand il y en avait. J’enlève les personnages et le mobilier, et j’ai les grands axes de construction. Il me suffisait de remplir ou pas selon ce qui me plaisait. Certaines images de Citéville ont été difficiles à concevoir, notamment le travail sur les volumes pour essayer de trouver l’équilibre, mais pour la version ruine, tout est déjà-là. J’avais juste à supprimer des éléments.
ActuaBD__ Le nom Citéville fait penser à un jeu de mot comme « Cité Ville ».
JD__ Je n’y avais pas pensé mais c’est intéressant. Avant de construire ce projet, et depuis longtemps, l’idée de concevoir une ville fictive me plaisait. J’avais vu un reportage sur un artiste qui avait inventé une ville qui s’appelle Urville. Quand j’ai commencé à réfléchir au concept de cette ville, avant même de faire mes propres histoires, j’avais l’idée d’une ville, sans limite, sans contours, à laquelle je donnerais un nom qui n’évoque rien d’autre qu’elle-même. J’avais pensé à Cityville mais un jeu vidéo porte déjà ce nom et finalement j’ai choisi Citéville. Les lecteurs ne s’en sont pas rendu compte mais le seul nom propre du livre, c’est Citéville. Les personnages ne sont pas nommés, les lieux de bâtiments sont des lieux descriptifs. Rien n’a d’identité à part Citéville, et je l’ai tourné en Citéruine qui est une alternative à ce livre-là.
ActuaBD__ Travaillez-vous en ce moment à de nouveaux projets ?
JD__ Je viens de finir le scénario d’un livre sur lequel je travaille avec une illustratrice qui s’appelle Laurie Agusti. Je fais le scénario, elle fait les images. C’est une bande dessinée pour la jeunesse. J’avais envie de faire un livre-jeu, un livre dans lequel la narration n’est pas linéaire, où on peut aller de page en page avec différentes options, différents enchaînements. Le livre sortira aux éditions La Partie, une belle maison d’édition qui est une maison d’édition jeunesse.
Je travaille aussi sur une autre bande dessinée où j’ai envie de parler d’isolement, surtout d’isolement choisi, de gens qui veulent se retirer de la société. J’ai commencé à écrire avant le premier confinement mais le contexte sanitaire que nous vivons a changé le regard sur l’isolement. Du coup, je modifie ma façon d’aborder ce thème parce qu’être enfermé chez soi ne veut plus du tout dire la même chose. J’ai commencé à effectuer quelques recherches graphiques, mais ce n’est que le début. [-]