À voir à lire, Jean-Charles Andrieu de Levis, 17 novembre 2020
Une plongée saisissante dans un univers vide et délabré [+]
En même temps qu’il publiait de courts récits dans la revue Nicole, Jérôme Dubois retravaillait ses pages pour les imprimer en risographie à l’aide du Studio Fidèle (dont nous ne pouvons que vous recommander les livres, magnifiquement édités) : il reprenait chaque case en conservant les plans adoptés, mais gommait toute présence de vie et redessinait les mêmes lieux partiellement détruits, fortement dégradés. Au cours de ce travail de recréation, il repensait les divers équilibres de blanc et de noir en appliquant sur ses images une trame mécanique, plus calme que les lignes parallèles qui se font désormais plus rares. Les éditions Matière proposent de regrouper ces fascicules en un livre somme, uniformisant les différentes couleurs électrisantes des impressions en risographie pour une édition uniquement en noir et blanc, les trames aménageant des surfaces grisées.
Les deux motifs de transformation à travers lesquels s’opère la recréation de Dubois, suppression de toute forme de vie et dégradation des espaces, introduit à une expérience de lecture aussi déroutante que stimulante. Alors que le premier amène à la dissolution de l’intrigue (sans personnage, il ne peut y avoir d’interaction, de texte ni de péripétie), le second, mis en relation avec le premier, introduit à une nouvelle narration qui se résume en une seule question : que s’est-il passé ? L’auteur ne répondant pas à cette interrogation, l’énigme ouvre à une histoire forcément potentielle. Sur les ruines d’une architecture narrative, sur les ruines des architectures diégétiques, se dépose le voile de nos suppositions. Chaque case installe une atmosphère étrange chargée d’un « il y avait quelque chose » corrélatif à un « il s’est passé quelque chose » qui nous échappe. L’environnement, et ses répétitions (indices d’un récit disparu dont subsiste uniquement la mise en scène), porte les traces fantômes d’une vie passée, révolue, dissolue avec fulgurance dans des conditions mystérieuses et que l’on imagine dramatiques (et encore, cette tragédie est-elle déjà une spéculation de notre part). Notre imaginaire n’a plus qu’à habiter ces espaces abandonnés, à hanter ces pièces et recoins démolis, désertés, débarrassés de leur substance originelle pour accueillir le fruit de nos fantasmes.
Cette recréation conduit aussi à un infléchissement du regard. Si nous avons écrit plus haut que, sans personnage, il ne pouvait y avoir de péripétie, le raccourci que nous empruntions alors, aussi simple qu’il pût sembler pour notre démonstration, ne prenait pas en compte ce basculement de modalité de lecture. En réalité, le schéma actanciel change simplement de support énonciatif et la diégèse bascule pour se hisser désormais sur le plan du visuel. Un monde silencieux se déploie dans ces pages, s’étend par l’image et, vidées des récits qu’elles accompagnaient, les cases se mettent à parler de dessin : elles deviennent des espaces où il n’y a « que » du dessin, et ce « que » ouvre à une nouvelle appréhension de la séquence. Le lecteur se laisse porter par les changements de rythmes graphiques, par les contrastes forts, par l’hypnotisme de la répétition de certaines représentations qui reviennent, lancinantes. Les variations de l’image deviennent des péripéties à part entière et l’œil se plonge désormais dans les détails du dessin : il parcourt les cases en savourant leurs qualités matérielles et enquête sur les possibles dissemblances, sur les évènements graphiques qui pourraient survenir. Résolument expérimental, cet ouvrage introduit ainsi à une approche sensible, fondamentalement optique, où l’abstraction des personnages amène à une lecture abstraite des images et séquences d’images.
L’opacité des séquences muettes et vides s’élucide en partie dans un ouvrage du même auteur, sorti au même moment aux éditions Cornélius, Citéville, dont nous parlons ici, si vous osez lorgner de l’autre côté du miroir. [-]