Catholica, Philippe de Labriolle, 13 avril 2009
Toutes les saillies inamicales du livre n’atténueront pas la jubilation qui naît de la contemplation de [+]
Qui connaît l’histoire des « Bernadette » ? Qui a entendu parler de « La méthode Bernadette » ? Non, ce n’est pas un produit dérivé de Lourdes. C’est un catéchisme par l’image né à Thaon-les-Vosges en 1934, du zèle missionnaire de jeunes ouvrières sans mandat officiel.
Ce qui pourrait n’inspirer qu’un sourire attendri, mais condescendant à l’encontre d’un amateurisme de patronage, a pourtant retenu l’intérêt d’une jeune maison d’édition dont le tropisme pour la bande dessinée impertinente meuble le fonds de commerce. Les Éditions Matière, fondées en 2003 et riches d’une dizaine de titres hétéroclites, s’expliquent sur cet intérêt tardif et paradoxal. Le stock des images Bernadette était placé depuis 1968, année de leur enfouissement, sous la vigilance d’un cerbère. Cette disgrâce méritait réparation : ce qui était sous le boisseau est désormais en pleine lumière, au musée Nicéphore-Niépce de Chalon-sur-Saône.
Ce qui a été exhumé près de quarante ans après la Défaite (la méthode ne survivra pas à Vatican II) est unique en son genre : « La Méthode Bernadette est une des réponses les plus originales de la radicalité réactionnaire par l’affirmation des valeurs du combat du christianisme occidental » (p. 9).
Enseignement par l’image, certes, mais quelle image ! Des tableaux donnent forme et vie à des silhouettes frappantes de précision des traits, la disposition spatiale, et un savant contraste du noir et blanc. C’est kitsch. C’est magique ! Exit l’amateurisme. Mais foin d’un génie méconnu. Dans le combat de la Foi, contre le démon, les rouges et l’ignorance, la MB est un incroyable succès : pas moins de quatre-vingt pays, sur l’ensemble du globe, accueilleront la méthode silhouettique.
Les petites sœurs de l’usine, les Bernadette, « montent en première ligne avec leurs pochoirs contre la Gueuse dans l’espérance du royaume de Dieu » (p. 9), avec le soutien militant de l’abbé Bogard, curé de Thaon-les-Vosges, et le patronage de saint François de Sales. Si le royaume de Dieu n’est pas de ce monde, l’Hexagone est un pays de mission, et le milieu ouvrier regorge d’âmes à sauver. Au travail ! Une chrétienté industrielle s’organise, comme une « ruche » avec ses ouvrières. Le Vatican approuve.
Issues du milieu ouvrier, les Bernadette savent comment il faut parler de Dieu aux ouvriers. Clairement. Ouvertement. Identifier les buts, repérer les obstacles, désigner les enjeux. Il faut parler français aux Français. Aux non-francophones, c’est l’« ido » inspiré de l’espéranto, qui est préféré au latin. Pourquoi pas ?
La maxime est simple : « Ut videant », « Afin qu’ils voient » est une traduction fidèle, mais l’éditeur est taquin. Il traque l’abus, la maîtrise des consciences et laisse traduire « Ce qu’ils doivent voir » (p. 10) ou encore « Ce qu’ils sont autorisés à voir » (p. 146). De fait, l’image efficace qui montre Dieu et le Diable, le Ciel et l’Enfer, les forces du Bien et celles du Mal, ne sort de l’oubli qu’en vue d’une ultime disqualification posthume. Si « les silhouettes mènent à l’Image, à Dieu » (p. 145), but allégué, le procédé s’avère déloyal : « La Méthode […] fait agir maîtres et enfants, mais par un effet optique efficace, une forme de leurre, un enveloppement total et un envoûtement réel, elle assujettit les individus » (p. 146). Il s’agit d’un apostolat « monstrueux, car démesuré » (p. 141). On admire pourtant volontiers ces tableaux que nos amateurs de BD nous offrent sur 124 pages d’un expressionnisme parfait, édifiant, bouleversant d’évidence. Aucune confusion possible entre l’histoire sainte et l’imaginaire de chacun.
Cet apostolat du milieu par le milieu, sans moyens matériels préalables au succès, sans autre malice qu’un noir et blanc, qu’un crayon sûr, et qu’une doctrine bien comprise, a fait le tour du monde ! Critiques mais fascinés, séduits mais retors, les commentateurs dénoncent l’aliénation par la silhouette (sic) et sa souveraineté (p. 154). « La silhouette s’érige, omnipotente, pour corriger, pour imprimer la crainte de Dieu et de son jugement dernier » (p. 146). Étonné de son propre succès, le chanoine Bogard risquera, en 1939, une argumentation de modestie : « Le tableau qui naît entièrement offre le maximum d’impression sur la rétine » (p. 154). Rien ne vaut la science ! Mais elle se retourne comme un gant : « L’enfant qui naît entièrement façonnable, ne voit-il pas d’abord uniquement en noir et blanc » (p. 146) objecte Sonia Floraint, sémiologue, qui conclut : « La Méthode s’érige en promesse d’un état d’avant le péché, rétabli, restauré, retrouvé » (p. 146). Sémiologue, mais pas théologienne !
Toutes les saillies inamicales du livre n’atténueront pas la jubilation qui naît de la contemplation deces planches, dont la simplicité parle àl’âme. Il faut remercier les Éditions Matière d’en avoir ressuscité le parcours sans éreinter la force. Cette force, il en fallait plus pour la juguler. Elle ne craignait pas le combat. C’est le cessez‑le-feu qui l’a défaite. Pour l’heure, en 1965, c’est la fin du concile Vatican II. C’est aussi la mort du chanoine Bogard. Les Bernadette comprennent que nombre de « leurs images sont condamnées » (p. 133). Si la cause instrumentale de leur mort est le Fonds Obligatoire, c’est à l’histoire que nos auteurs attribuent la sentence fatale, et sa justification hégélienne : « Les fervents de MB sont restés sourds au bourdonnement puis au vacarme du monde, insensibles au changement de société. Au lieu d’entrer dans le nouveau décor et de participer à la nouvelle marche ordonnée par l’Église avec Vatican II, ils demeurent impuissants à s’ouvrir, incapables de générosité, ébranlés, inéluctablement interdits » (p. 160).
Pourtant, sœur Marie‑de‑Jésus, dite Sœur Dessin, retouche en 1965 toutes ses planches, une à une. Dieu et sa longue barbe quitte le buisson ardent ; le diable perd ses ailes, et donc sa silhouette. L’expressionnisme excluant le symbolique, ce qui n’est plus montré devient étranger au message. L’herméneutique achève la méthode, laquelle est dénaturée par le renoncement à la puissance de l’image. L’aggiornamento est un fiasco, là aussi. La catéchèse postconciliaire ne veut plus de « programme » (p. 159). « L’image silhouettique de Dieu cède la place au graphisme du mot. Voilà la Méthode réduite, tandis que Dieu s’offre littéralement et redevient Verbe » (p. 159). La polysémie devient la voie royale vers l’ignorance. Ce verbiage‑là est l’épitaphe d’un apostolat qui, Dieu merci, reprend vie çà et là avec les moyens du bord. Il faut racheter les droits de la Méthode Bernadette ! [-]