BoDoï, M. Ellis, 4 novembre 2015
Un saut glaçant et fascinant dans la psyché humaine [+]
Et si une machine permettait de scruter la mémoire visuelle d’un sujet, de s’introduire à l’envi dans sa conscience et de résoudre des enquêtes ? C’est justement le principe de l’EP1 (Elephant Programme One). Son objectif : la création d’une section d’agents doués d’une mémoire absolue artificielle. Beau programme. Seulement voilà, l’objet suscite la convoitise et a été dérobé par une certaine Anna, membre de la NAIA. Son concurrent, l’Agence, veut remettre la main sur le prototype. Mais ailleurs, une organisation criminelle se mêle à cette course contre la mémoire…
Les Éditions Matière publient très peu mais nous habituent aux pépites (ProKon, Tarzan contre la vie chère…). La dernière est signée Léo Quiévreux. Le Programme immersion avance d’abord comme un récit d’espionnage avant de bifurquer vers le thriller d’anticipation et de plonger enfin dans le trou noir. Si le pitch semble d’abord tiré par les cheveux, il se révèle en fait parfaitement efficace à plusieurs niveaux. En termes de suspense d’abord. Agents doubles, chercheurs aux bouches en croix, organisations criminelles, cobayes et comploteurs tissent un horizon de fantasmes, de meurtres et de disparitions. Mais il se joue bien autre chose en marge du scénario. Car l’EP1 autorise Quiévreux à multiplier les voyages mentaux, les glissements temporels et les ruptures de sens façon poupées russes. Le lecteur se balade ainsi de conscience en conscience, de rêve en cauchemar, de souvenir en flash-back, divaguant au gré de la décomposition du monde. Trames noires, flottements hachurés, écrans brouillés et kaléidoscopes dessinent un outre-monde fait de retours et de projections, quand les froids décors rectilignes conjugués à la rondeur des corps inspirent une étrange splendeur.
Du coup, on ne comprend pas tout, mais on est captivés de bout en bout, comme happés par ce trip hypnotique posé dans des paysages crépusculaires. Et pour ne rien laisser au hasard, Quiévreux glisse ici ou là œillades et références à l’amateur. Trop parfois, à l’image d’un systématisme dans les motifs. Mais quelque part entre Charles Burns, David Lynch, Philip K. Dick et Franz Kafka, Léo Quiévreux invite à un saut glaçant et fascinant dans la psyché humaine pour brosser finalement un continuum paranoïaque, ouvert et hermétique comme il faut. Une excellente surprise ! [-]