ActuaBD, Frédéric Hojlo, 7 juillet 2017
Ne cherchez pas Jirô Ishikawa à la Japan Expo [+]
Ne cherchez pas Jirô Ishikawa à la Japan Expo. Vous ne l’y trouverez pas. Non pas que son talent l’en empêche. Mais son parcours chaotique et ses œuvres aux formes délirantes et à la subversion inconsciente en font un mangaka en marge. Très peu édité au Japon, il est défendu en Europe par Le Dernier Cri et les Éditions Matière, qui lui ont récemment permis de séjourner et d’exposer en France.
Jirô Ishikawa possède bien des attributs de l’artiste maudit tel que nous l’imaginons en Europe. Passionné de manga dès l’adolescence, il tombe sous le charme de la revue Garo, publication qui ose les expérimentations avec des récits de Shigeru Mizuki, Yoshiharu Tsuge ou Yoshihiro Tatsumi, entre autres. Elle s’aventure même en terrain glissant, en lorgnant le punk et le trash.
« J’étais un enfant encore. Et c’est comme ça que j’ai commencé à aimer cet univers. C’est devenu un objectif : je me disais que le seul endroit où un type bizarre comme moi pouvait s’exprimer et publier, c’était Garo. »
Il dessine alors régulièrement, tout en travaillant comme ouvrier et en vendant ses illustrations. Il publie son premier livre, Miinna Jirô-chan, en 1989 chez Seirindô. Mais cette période relativement faste est de courte durée. À l’aube des années 1990, et alors que la conjoncture économique s’inverse radicalement au Japon, il traverse une crise grave. Maladie, dépression et consommation de substances pharmaceutiques le conduisent au bord du gouffre. Le dessinateur s’isole, ne publie plus, vit — ou plutôt survit — de rien.
Il se retrouve ainsi en marge de la société. Il sombre dans la misère et pense renoncer au dessin. Sa santé continue de se dégrader, conséquence des privations, des addictions et du travail dangereux accompli en des lieux où le respect des normes sanitaires n’est pas un des soucis premiers. Tout ceci contribue à le changer. Son dessin se transforme : « J’ai soudain réalisé que je n’avais plus envie de dessiner des récits divertissants, mais envie de réaliser des illustrations plus psychédéliques et abstraites. »
La passion du dessin de Jirô Ishikawa reste cependant puissante. Plus forte, quoi qu’il en soit, que les difficultés. Alors il continue de créer, dans des conditions que bien peu pourraient supporter. Dormant dans un studio de quelques mètres carrés, il persiste tant et si bien que ses dessins, autopubliés, sont mis en vente à la librairie Taco ché, à Tokyo, dans le quartier de Nakano.
Dans ses fascicules composés à la main, il construit un « envers du Japon », désinhibé, éloigné des clichés, aux frontières du fantastique et de l’érotisme. Dans un style à la fois brut et minutieux, jouant de lignes épurées et d’un foisonnement baroque, il met en scène des personnages le plus souvent anonymes, archétypaux et révélateurs des fantasmes et des failles sociales et psychologiques du Japon moderne.
Jirô Ishikawa trace d’un trait net les contours d’une société ambiguë, où la familiarité des situations le dispute à l’étrangeté des réactions. Le salaryman y fait des expériences pour le moins intéressantes et les baby-sitters se révèlent d’une volupté hors du commun. Il donne même corps (caverneux...) à un super-héros dont nous ne sommes pas à la veille de voir les aventures adaptées au cinéma. Chinkoman ferait bien des envieux, même chez les plus virils des velus encapés de la culture pop américaine.
Les Éditions Matière ont rassemblé dans C’est comme ça neuf histoires, pour la plupart très courtes, dessinées par Jirô Ishikawa depuis 1997. Nous pouvons y découvrir un univers étrange, parfois psychédélique, souvent érotique et pourtant un peu froid. Les personnages sont comme animés d’une vie mécanique, avant d’exploser en courbes fantastiques. Le dessin se fait tantôt dur et réaliste, tantôt envoûtant et surréaliste, presque abstrait. Le tout donne une impression trouble, mêlant l’habituel — par l’emploi d’une partie des codes du manga — et l’inhabituel — par les représentations « cosmiques » des corps et des sensations.
Certains motifs, charnels ou géométriques, reviennent de façon obsessionnelle et relient des scènes dessinées à plusieurs années d’écart. Jirô Ishikawa nous impose ses visions et ne nous donne pas de clés de lecture — si toutefois elles existent. Nous pouvons certes imaginer qu’il dessine, en creux, un portrait du Japon contemporain. Il rappelle aussi, dès Paper Room (1997), que tout ceci n’est qu’illusion et platitude.
« Je n’ai aucun talent, c’est ce que je me dis tout le temps. Les gens disent plutôt : bizarre, malsain, dénué de sens, aucune imagination. » Ne croyons pas cet autoportrait à charge. Jirô Ishikawa est certes bien peu reconnu au Japon et peine encore à assurer sa subsistance. Mais nul n’est prophète en son pays. Le dessinateur a ainsi été accueilli en France à plusieurs reprises depuis 2014. Ses œuvres commencent à être éditées et exposées, tout récemment à Paris, Montpellier et Marseille. Et ce n’est probablement qu’un début : son exposition est intitulée « France Invasion »...
[-]