CITÉVILLE
, CITÉRUINE
, MONDES PARALLÈLES.
Une ville imaginaire, deux livres. L’un est une comédie grinçante qui regarde le monde tel qu’il va mal. L’autre rejoue les mêmes scènes, case par case, mais dénuées de toute présence humaine, pour devenir une réponse du vide au trop-plein. Un formidable grand écart signé Jérôme Dubois, que « Libé
» publie en vis-à-vis pendant quinze jours.
Ne jamais sous-estimer l’importance des conseils d’un type bourré dans un TGV. Alors qu’il quitte son premier festival d’Angoulême, le lycéen Jérôme Dubois est alpagué par un homme aviné qui tire de son sac un exemplaire du très recommandable
Ferraille illustré, en lui disant
:
« Ça, c’est trop bien, tu devrais lire ! » Alors fan de l’
heroic fantasy de
Lanfeust de Troy, Dubois se procure ladite revue et tombe dans la bande dessinée indépendante. Descente aux enfers classique
: désintérêt brutal pour un métier de sciences auquel le jeune homme aspirait, envie de devenir auteur, inscription aux Arts-Déco de Strasbourg, un livre chez un éditeur alternatif, la risographie, les fanzines…
Après trois livres déjà fort réussis, Jérôme Dubois signe le projet qui nous a le plus captivé en cette année 2020 contrariée, qui a vu tous les plannings exploser. On dit projet plutôt que livre, car Dubois ne sort pas un, mais deux bouquins, chez deux éditeurs différents
:
Citéville chez Cornélius et
Citéruine chez Matière. Le premier —
s’il devait y avoir un ordre
— est une série de tableaux sur le monde tel qu’il va mal. Malaise de la vie en solitaire, hyperphagie consommatrice, isolement gériatrique, aliénation professionnelle. C’est absolument désespéré, mais on se marre tout le temps. Depuis son ouvrage de strips
Bien normal, Dubois se pose en formidable auteur
cringe, faisant du rire la réponse à une submersion de gêne, une soupape au malaise. Dans
Citéville, on déconne à coups de mobilier anti-SDF, on se promène dans les allées de Jobland avant de passer à Pôle Enfant. On rit du sale, du honteux. Et on s’étonne à peine de voir, en vis-à-vis de ce monde de merde, apparaître
Citéruine. Les mêmes planches, les mêmes cases, mais vidées de toute présence humaine. Le rien comme réponse à la boulimie. Plus de panneaux, de signes, de lettres, de traces du langage. Une végétation qui reprend ses droits sur le squelette d’une superstructure. On a découvert ces rues et usines vides en février, pour préparer la sortie des deux bouquins en mars. La crise sanitaire est passée par là, les livres empêchés et repoussés
sine die, tandis que le paysage dépeuplé devenait un quotidien. Débarrassé de son côté irréel,
Ruine s’apprécie peut-être encore davantage pour son côté expérimental. Pour la partition sérielle de ses pages, à la fois accidentelle et délibérée. Quelque chose qui, sans lui ressembler exactement, résonne avec les
no man’s lands graphiques de Yûichi Yokoyama. Pendant quinze jours,
Libération publiera
Citéville et
Citéruine en parallèle
: l’un occupant la page de gauche du journal, l’autre celle de droite. Une mise en regard discutée et assumée, différente de la lecture orpheline imposée par l’auteur qui a préféré créer deux livres plutôt que les enchâsser dans un même ouvrage.
Marius Chapuis —— Comment est né ce projet ?
Jérôme Dubois —— Ce projet remonte à très loin pour moi. Au souvenir, enfant, d’un reportage sur un autiste qui avait inventé une ville fictive de A à Z. Il connaissait jusqu’aux horaires de son aéroport. Et ce truc hyperconstruit m’avait semblé incroyable. J’ai toujours été fasciné par les livres sur les villes fictives ou, en jeu vidéo, par les
citybuilders façon
SimCity. En 2012, à la sortie des Arts-Déco, je me suis dit que maintenant que je venais d’apprendre à faire des livres, il était temps de faire ma ville. Mais je ne trouvais pas quelle forme donner à cette obsession
: est-ce que ce devait être un projet numérique ou un livre
? Comment ne pas retomber dans quelque chose de déjà fait
? Comment ne pas faire trop classique
? Quand Cornélius m’a proposé des histoires courtes pour leur revue
Nicole, la première idée qui s’est imposée, c’était un embryon de
Citéville. J’ai fait un
storyboard avec une page
« ville
» et une
« ruine
» en miroir sur une vingtaine de planches.
—— Donc, dès le départ, il y a cette mise en regard présence-absence…
Jérôme Dubois —— Oui, un présent et un futur. Mais en relisant le
storyboard, je trouvais ça trop court, je n’arrivais pas à installer l’ambiance que je voulais. J’ai laissé tomber et je me suis contenté d’une histoire «
ville
» dans
Nicole. En me disant que je ferais le pendant «
ruine
» en fanzine. À force d’accumuler des histoires, je me suis dit que j’allais un jour proposer
Citéville à Cornélius et
Citéruine aux Éditions Matière, puisque c’était l’éditeur de Yûichi Yokoyama et qu’il me paraissait assez dans la ligne de ce genre de projet.
—— Pourquoi deux objets et pas un livre tête-bêche ?
Jérôme Dubois —— J’y ai pas mal réfléchi. Mais contrairement à ma première intuition d’une construction en miroir, j’ai préféré les séparer, et il fallait que cette distinction se retrouve dans l’objet. Autant assumer jusqu’au bout et voir deux éditeurs. C’est un peu naïf, mais je n’ai jamais pensé que Cornélius et Matière étaient concurrents. Alors que dans n’importe quel autre milieu, ça aurait été plus compliqué, là tout s’est fait facilement. Ça me plaisait aussi que ça soit deux éditeurs avec des chartes graphiques très contraignantes pour les couvertures, parce que ça forçait les livres à ne pas se ressembler, à développer une identité propre. Ce n’est pas un livre en deux tomes. Ce n’est pas grave si les gens n’achètent qu’un des deux livres, si l’un leur fait envie et pas l’autre. Quand
Ruine est paru en fanzine, j’étais ravi de constater que pas mal de lecteurs ne ressentaient pas le besoin d’avoir la partie «
histoire
».
—— La réalisation s’est faite dans un aller-retour, ou vous avez d’abord écrit Ville avant de désosser les planches ?
Jérôme Dubois —— Il y a un côté limite mystique là-dedans, mais je tenais à ce que ça soit une adaptation pure et dure. Je l’ai fait chapitre par chapitre, d’abord
Ville, puis
Ruine, en restant fidèle à l’idée de départ
: à quoi ressemblerait un jeu de construction qui aurait été abandonné pendant quatre ans
? Il y a quelque chose de très agréable à démolir l’histoire que tu viens de faire. Parfois, en retirant des trucs, je me retrouvais avec des compositions foireuses. Il fallait ruser. Soit assumer le vide, soit trouver une astuce pour le combler. C’est comme ça qu’un tuyau accroché au plafond dans
Ville se retrouve à animer des planches de
Ruine, une fois tombé. Cette astuce, c’est quelque chose qui tient à la pratique. Mon atelier était aux Grands Voisins à Paris, l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul, qui a été abandonné un certain nombre d’années avant d’être rouvert en partie au public. Mon bureau se trouvait en bordure d’une zone encore fermée, vide. J’ai pu y traîner, regarder la forme des meubles disparus, les taches de crasse. Les derniers trucs qui restaient, comme les câbles, devenaient super importants, et beaux aussi. C’était inespéré.
—— Vous réalisiez un chapitre de Ville avant de le scanner et de le retravailler numériquement ?
Jérôme Dubois —— Non, pas du tout. En fait, je suis un peu superstitieux. S’il y en a un qui existe physiquement, il n’y a pas de raison que l’autre soit une version amoindrie. Du coup, j’ai décalqué les planches de
Ville, en ne redessinant que ce que je gardais pour
Ruines. En ne regardant que les originaux, on ne pourrait pas dire lequel a été fait en premier.
—— À la longue, ce n’était pas pesant ?
Jérôme Dubois —— Non, au contraire. Ce ne sont pas du tout les mêmes mécaniques. Au moment de faire
Ruine, l’écriture —
qui est toujours une étape douloureuse
— était derrière moi. J’étais beaucoup plus proche du dessin, je n’étais plus que dans la gestuelle. Le simple fait de laisser glisser le crayon sur la feuille, ça donne une sensation de plaisir. L’encrage, c’est un plaisir. C’est même pire que ça
: parce qu’il y a l’encrage du crayonné et, après, il y a le remplissage des noirs. Une étape qui ne sert absolument à rien parce que les images, je les envoie en numérique, et les noirs, je peux les faire sur Photoshop en quelques secondes. Mais les réaliser au pinceau et à l’encre de Chine me procure un tel sentiment d’accomplissement. Plus ça sert à rien, plus c’est agréable. Peut-être parce que je pense le dessin et le trajet de l’œil dans la page en termes de plein et de vide.
—— Vous avez un dessin assez mécanique, guidé par des outils, des règles, des perroquets. Vous étiez conscient que ce projet allait accentuer ce penchant ?
Jérôme Dubois —— C’était le jeu. J’ai tendance à ne pas agrémenter mes pages de milliards de fioritures, afin que ça ne prenne pas le pas sur ce qui se joue ailleurs. Je savais qu’en version
Ruine, certaines cases se limiteraient à un simple trait et toucheraient à l’abstraction. J’ajoute parfois des effets de matière, une trame mécanique, mais j’aime ce trait simplifié, ça laisse une marge de manœuvre à l’interprétation du lecteur qui s’écarte de mon intention. Mon premier livre, qui était aussi mon projet de diplôme,
Jimjilbang, souffrait d’un dessin trop appliqué, à l’époque je voulais qu’on voie le labeur. Avec la pratique, j’ai compris que ça pouvait boucher les scènes. Pendant toutes mes études, j’avais un dessin à l’opposé de ce que je fais aujourd’hui. Une façon qui était très jetée, dans le mouvement. Que je n’aimais pas trop. Ce côté géométrique, c’était une façon de le démonter, de le maîtriser avec des mesures, des proportions calculées, c’était une façon de mettre un cadre et une direction.
—— Par « proportions calculées », vous entendez avec des règles, des mesures précises ?
Jérôme Dubois —— Oui, partout. Ce ne sont pas des calculs savants, je ne fais pas des logos en suivant le nombre d’or, mais si vous prolongez les lignes de mes images, très souvent les diagonales sont calées sur le prolongement de celles d’autres cases. Je pense un trait en fonction du précédent. C’est presque une économie de lignes qui donne un équilibre.
—— Le refus d’expliquer la bascule entre monde d’avant et monde d’après, c’était un choix évident ?
Jérôme Dubois —— Dans ma première version, c’était un truc un peu apocalyptique. On voyait que la merde était pour bientôt sans que ça soit complètement explicité. Mais je trouvais ça trop explicatif. Je préfère m’en tenir au minimum. Ça me semble important de laisser à chacun le pourquoi de ce squelette de ville pourrissante. Même si, pour moi, c’est une histoire de disparition, plus que de catastrophe ou de pandémie…
—— Justement, la pandémie…
Jérôme Dubois —— J’ai fait des vues de ville désertée quand ça relevait de la fiction. Et d’un coup, au moment précis où devait sortir le livre, on nous bombardait de photos qui lui ressemblaient. Ça va changer le point de vue, mais ce n’est pas grave. C’est presque un peu magique.
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