Il est des auteurs qui ont su développer une poétique propre : Chris Ware, Herriman ou encore Schlingo se sont réappropriés les codes habituels de la bande dessinée pour les utiliser comme un système unique et cohérent qui au final constitue leur langage propre. La découverte de ces œuvres est parfois difficile : il faut d’abord rentrer dans ce système, ce qui peut parfois être laborieux au début (tant qu’on n’est pas familier avec ces codes graphiques ou narratifs) avant de réussir à apprécier sa richesse.
Yokoyama Yûichi fait partie de ces créateurs qui sont parvenus à asservir la planche. Son style se caractérise par un rythme particulièrement trépidant : importance du mouvement, variation des angles de vue, cases de tailles de formes originales et souvent non parallèles entre elles, dessins anguleux, etc. Les thèmes aussi ont à voir avec le mouvement, la vitesse, la modernité. Pas de personnage féminin dans ces œuvres : probablement l’auteur préfère-t-il les formes viriles aux rondeurs féminines (à moins que ses personnages ne soient tout simplement asexués). Les visages humains ont d’ailleurs toujours la même forme ovale avec de grands yeux qui restent hermétiques : on ne sait jamais ce que pensent les héros de Yokoyama — et cela n’a pas d’importance. Ces yeux au regard contemplatif sont d’ailleurs un possible pied de nez de Yokoyama au style manga, aux pupilles rondes, brillantes et si expressives.
Voyage est un récit muet ayant un train pour principal théâtre. L’histoire commence à l’embarquement : les personnages principaux arrivent en rang à la gare, achètent leur billets et montent dans le train. Elle se termine par une case occupant les deux-tiers de la double page finale (la plus grande case de l’ouvrage). On y voit les voyageurs face à des vagues qui viennent s’écraser sur d’importants rochers, roches derrière lesquels le lecteur pourra imaginer la mer. On devinera donc que le but de ces personnages était tout simplement d’aller voir la mer et que
Voyage raconte simplement un déplacement en train pour aller sur une côte.
La majeure partie du récit se déroule donc dans un train. Rien de bien original à cela : le train a déjà été l’objet de plusieurs récits dans la bande dessinée : voir par exemple la série
Le Transperceneige ou encore
Le Train de Chihoi et Hung Hung. Le train constitue chez eux un espace clos sans réel lien vers l’extérieur. Les wagons sont le lien de l’action, le train est utilisé comme image, représentation d’un autre sujet : les sociétés contemporaines chez
Le Transperceneige, les inégalités sociales et les contrôles politiques se reproduisant à l’intérieur du train, image de la vie d’un homme chez Chihoi et Hung Hung. Ces auteurs ne s’intéressent pas à l’extérieur mais au train comme espace hermétiquement clos et en mouvement et surtout allégorique, potentiellement riche en images. L’extérieur du train n’est généralement considéré qu’au détriment de l’intérieur. Et celui-ci ne renvoie que des informations partielles car le voyageur ne peut connaître de l’extérieur que ce qu’il en voit depuis sa fenêtre. Par exemple, dans la nouvelle « Il était arrivé quelque chose », Dino Buzzati joue sur cette connaissance fragmentaire apportée par les paysages du train : le narrateur décrit des scènes qu’il aperçoit depuis la fenêtre de son train. Progressivement, il se rend compte que le monde extérieur s’agite, qu’un drame est visiblement arrivé. Si dans son espace clos, coupé du monde (le wagon), il peut voir défiler le monde, il reste cependant privé d’une information clé : que s’est-il passé ? La tension monte : au fur et à mesure que l’événement inconnu apparaît de plus grave car marquant pour le monde extérieur, l’angoisse du narrateur croît. La nouvelle se conclut sans que le lecteur ni le narrateur n’apprenne la cause de cette agitation extérieure. Cette fois, c’est donc l’extérieur qui est l’objet du récit. L’intérieur n’a pas d’importance, il est le lieu du narrateur et du lecteur.
Yokoyama ne respecte pas ces règles.
Voyage comprend plusieurs lieux de narration en interactions : les deux plus évidents sont l’extérieur du train (ce qui se situe hors du wagon) et l’intérieur du train (dans le wagon). L’extérieur d’abord : on l’a vu, le récit commence et se termine hors du train. Pas d’unité d’action donc, le train apparaît comme un véhicule (aux sens propre et figuré) du récit, il n’est pas une fin en soi. En outre, la narration est omnisciente : le lecteur a accès à plus d’informations que les personnages principaux du récit. Certains plans montrent le train de l’extérieur, avec des focalisations sur des détails que ne peuvent voir les passagers. L’intérieur du train ensuite : le récit comprend au début une sorte d’exposition du train : le narrateur y promène le lecteur, s’arrête sur des détails particuliers mais en apparence anodins (un personnage qui se sert un verre d’eau, par exemple), lui montre des signes sans donner d’explication ou de réel fil conducteur. Ces voyages se font sans but avoué : le lecteur suit l’action sans savoir où le train va mener le récit, qui sont ces personnages, quel est leur but, quel est l’objectif de ce voyage. Ou encore, ce que représentent les différentes scènes. Et il faudra donc attendre la dernière case du récit pour que
Voyage livre une réponse (partielle), à travers les vagues que l’on voit s’écraser sur les rochers. Nous, lecteurs, n’auront pas accès à la plupart des informations nécessaires pour déchiffrer la plupart des images du livre mais nous saurons au moins quel est le but du voyage : aller voir la mer… but finalement bien prosaïque !
Il existe dès lors un déséquilibre entre les personnages et le lecteur : eux savent
a priori d’où ils partent et surtout où ils vont (et pourquoi) alors que le lecteur l’ignore. Et ce déséquilibre se retrouve également entre l’intérieur et l’extérieur du train. Quand le train traverse une gare, le narrateur donne à voir des passagers affairés, des hommes en uniformes ou en costumes étranges, un photographe, des passants qui observent le train… autant d’activités qui paraîtront incompréhensibles au lecteur. Ces actions sont-elles plus compréhensibles pour les passagers du train ? Cela reste impossible à savoir, tout au plus peut-on noter que leur attitude ne trahit aucune surprise. De même, on pourra supposer que les passagers savent dans quel pays ils voyagent, quels sont les noms de ces régions et villes qu’ils traversent. Le lecteur lui n’en saura rien. Et finalement, est-ce vraiment important ? L’essentiel n’est-il pas de créer une esthétique à travers ce voyage ?
Nous comptons donc trois lieux de narration, correspondant à trois points de vue différents : 1. L’extérieur du train, livre fragmentaire de géographie d’un pays dont on ne saura que très peu de choses. Depuis cet extérieur, on ne peut
a priori rien savoir des autres lieux de narration, à l’exception des informations données par les fenêtres du train. Ensuite, vient 2. l’intérieur du train. Ces passagers ont eux aussi une connaissance fragmentaire de l’espace qu’ils traversent (ils ne le voient qu’à travers les fenêtres, alors que le lecteur a lui accès à d’autres angles de vue). Mais eux seuls connaissent le but de leur voyage. Enfin, vient 3. le lecteur. Lui semble traverser le livre comme le train traverse ces paysages. Les cases constituent les fenêtres des wagons et le style vif et sans parole de Yokoyama invite à parcourir le livre de manière rapide. Par sa lecture, le lecteur traverse le livre comme le train traverse ces régions.
Voyage souligne le caractère fragmentaire de la case. Elle ne donne qu’une information partielle du monde qu’elle décrit… et plus que le signifiant, celle-ci donne à partager une esthétique qui finit par former un langage. Le lecteur de bande dessinée apparaît donc comme un passager qui regarderait à travers des fenêtres découpées par l’auteur pour lui. Avec
Voyage, Yokoyama signe une belle métaphore sur la bande dessinée et plus généralement la lecture.
[-]