DE LA BANDE DESSINÉE COMME UN ART POST-CONCEPTUEL FRANÇAIS
«
Visages du temps –
nous informe la présentation de l’éditeur
– réunit 17 récits auto-édités ou parus dans des revues étrangères ou en ligne. Certains ont été augmentés de quelques pages et/ou colorisés et sont accompagnés de notes précisant les contextes (publications réalisées lors de résidences ou d’expositions), de quelques photos et documents.
»
Alors évidemment les puristes vous diront que rien ne vaut les versions originales imprimées en risographie et reliées par piqûre à cheval. Mais ce que les puristes oublient, c’est que les bandes dessinées peuvent gagner quelquefois à être recueillies. Les bandes expérimentales de Sammy Stein ne dérogent pas à la règle. Ces bandes dessinées sans personnages visibles, sans véritables histoires et sans enjeux narratifs clairs n’ont jamais été sans saveur, mais leur brièveté initiale ne permettait pas toujours de retenir celle-ci. Le cumul induit par le recueil permet à cette saveur de se préciser, entre «
salade de fruits abîmés
» et «
pizza de feuilles mortes
». La didactique mélancolique de ces visites guidées et de ces catalogues raisonnés imaginaires détaille avec délicatesse les délectations promises par des artefacts fanés et des ruines numériques. Et les propos échangés qui passent la simple blague d’atelier doivent leur vraisemblance aux heures passées par l’auteur sous les spots des vernissages.
Sammy Stein, dont le nom minéral annonce les objets les plus souvent visibles dans ses planches, a une voix. Le recueil de ses bandes l’amplifie. Car ces bandes dessinées, qui rapportent parfois les propos de personnages invisibles car réfugiés dans l’espace inter-iconique, ne sont pas sans auteur. Et devrait-on immédiatement ajouter
: sans narrateur.
Sammy Stein, c’est Edgar P.
Jacobs sans Blake et Mortimer. Que reste-t-il
? Les récitatifs, la grotte, le souterrain, le secret de la pyramide et son passage des initiés.
Sammy Stein, c’est aussi
L’Arche du Captain Blood devenue papier et dont le tableau de bord aurait été redessiné par Druillet. Car ses cases subjectives doivent moins à
La Dame du lac de Robert Montgomery ou même à «
The Stroll
» de Daniel Clowes qu’à la vue à la première personne des jeux vidéo.
Mais Sammy Stein, c’est aussi la seule complétion satisfaisante de
L’Alph-Art. Ici, Tintin est vraiment devenu une œuvre d’art. Ancien élève de l’atelier d’Annette Messager aux Beaux-Arts de Paris, Sammy Stein a fait du monde de l’art sa seconde nature. Et tous les efforts faits dans ces paysages d’apocalypse ont toujours comme horizon un vernissage. L’œuvre de Sammy Stein représente ainsi l’ultime variation d’une série bien française sur le passage de la fiction au réel, qui a été initiée par les
Walt Disney Productions de Bertrand Lavier, et a été prolongée par les œuvres de la série «
No more reality
» de Philippe Parreno (à la grande fureur initiale de Lavier, du reste, comme me l’a appris un jour un directeur d’un grand centre d’art). Réserve faite que Stein fournit le point de départ comme le point d’arrivée, et brouille ainsi la frontière réel/fiction. Ce qui fait qu’il pourrait aussi être un membre secret du Cercle Ramo Nash, ce collectif fictif d’artistes anonymes appartenant à la collection Yoon Ja et Paul Devautour nommé en référence à l’artiste de
L’Alph-Art et dont l’œuvre
Mandala Euro Disney (1995) ne déparerait pas dans une des nombreuses visites d’exposition fictives représentées dans les pages de
Visages du temps.
Sammy Stein, c’est finalement la réponse française au genre nord-américain du récit graphique de formation dans une école d’art (de «
Art school confidential
» de Daniel Clowes à
Wendy, master of art de Walter Scott). Cette réponse est plus intéressante que ce genre. Et l’une des raisons pour lesquelles c’est le cas, c’est que Sammy Stein ne nourrit aucune haine cachée vis-à-vis de l’art contemporain (n’est-ce pas Clowes
? Ware
? Matthew Thurber
?). Et pour cause
: Sammy Stein fait de l’art contemporain en bande dessinée, dans tous les sens possibles de cet énoncé.
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