RENCONTRES ESTIVALES #8
Léo Quievreux fait partie d’une génération de dessinateurs qui a émergé dans les années 1990. Il a su rester discret et poursuivre une voie originale, entre bande dessinée et illustration, faite d’expérimentations narratives et de recherches graphiques. Cofondateur de feu Gotoproduction, il a ensuite été édité par Le Dernier Cri, L’Association et Arbitraire, tout en fournissant de nombreuses contributions à des revues françaises et internationales, et en poursuivant l’autoédition. Son principal (mais pas unique) projet de ces dernières années est la série « Immersion », éditée par les Éditions Matière depuis 2015. Comprenant trois volumes à ce jour, dont le plus récent est sorti ce printemps, elle immerge le lecteur dans un récit mêlant espionnage, onirisme et fantastique où les formes se heurtent et où les références se dévoilent subrepticement.
____La série « Immersion » est d’une grande complexité narrative. Quel en est le point de départ et comment faites-vous pour vous y retrouver, d’autant qu’il s’agit d’une construction sur le long terme (déjà six ans entre le premier et le troisième volume) ?
____Le point de départ est cette idée d’une machine utilisée au sein des services secrets qui permet de lire la mémoire cachée des agents qui y sont branchés. Il y a eu une première mouture d’une trentaine de planches en 2011, insatisfaisante. C’est le film
La Taupe (2012) de Tomas Alfredson qui m’a incidemment amené à reprendre le scénario à bras le corps
: un déclic, une inspiration indirecte comme l’est l’univers de l’espionnage et du roman noir de James Ellroy ou de David Peace, par exemple.
Un autre fait décisif à ce moment-là
: je suis passé pour le dessin du format A3 au A2. Ce fut une libération graphique. L’intention était aussi d’atteindre quelque chose de l’ordre de la perdition, du vertige, et par voie de conséquence, de perdre le lecteur, tout en le maintenant dans un récit très construit.
Pour le premier livre, ce récit s’est cependant fait relativement au fil de l’eau. Par la suite, les éléments (personnages, lieux, intrigues) se sont consolidés, fins prêts pour un déploiement plus large. Cela donne un terrain de jeu très mouvant, en adéquation avec l’idée de désorientation. Je m’y retrouve en ressassant ces éléments, en prêtant attention à certains illogismes et en testant des combinaisons avec des nouveaux éléments. C’est comme un moteur qui tourne en permanence, même à très faible régime. Bien que le scénario soit très travaillé, je ne cherche pas à tout contrôler, c’est même une condition pour avancer.
____Cette série est souvent composée de différentes « couches » qui puisent à de multiples sources. Comment procédez-vous pour les réaliser ?
____Les sources qui sont importantes et stimulatrices pour la construction de l’histoire sont d’une part les lieux, que j’ai saisis par exemple lors de déplacements dans des pays d’Europe de l’Est ou de la Mitteleuropa, ou encore au Liban pour le dernier livre, et d’autre part ce qui relève du souvenir (de ma propre mémoire enfouie et de son édulcoration). En fait, les deux se recoupent souvent.
Tout comme les personnages, ces lieux et scènes «
sensationnelles
» —
au sens où elles sont les souvenirs de sensations
— sont ballottées dans l’architecture générale du récit. On peut passer ainsi d’une banlieue délabrée à un paysage bucolique, et ça peut être entrecoupé de passages graphiques très abstraits.
Ce sont les machines (infernales), où sont câblés les protagonistes, qui génèrent ce tempo. Ce sont ces machines, le «
Programme
», qui sont en fait les acteurs essentiels et insaisissables de la série. Per Esperen qui est à l’origine de ce capharnaüm est aussi un architecte de ces agencements mais l’agent Le
Chauve, le personnage principal, du fait de son inaccessibilité, son vide et sa détermination, fait match nul avec le «
savant fou
». Restent des cerveaux sous contraintes, notamment oniriques, des machines.
C’est
grosso modo sur ces bases que se déploient en saccades les «
couches
» en question.
____La série Fake
, réunie maintenant en un volume chez l’éditeur espagnol Belleza Infinita (a-t-elle d’ailleurs des chances de se poursuivre ?) est-elle un laboratoire qui a permis de faire des expériences reprises dans la série « Immersion » ?
____Cette série, où j’ai renoué avec les joies de l’autopublication, est disons en pause à moyen terme. Mais il m’en faut très peu pour poursuivre, sinon du temps. C’est un travail vraiment dissocié de celui que je fais aux Éditions Matière
: spontané, il n’y a aucun scénario, la narration est «
malmenée
», le dessin prime, le
cut-up, le «
sample-collage dessiné
» y est démultiplié sans retenue (ce qui explique de fréquentes collaborations avec mon ami Samplerman
alias Yvan Guillo). J’ai développé ça aussi avec mes livres au Dernier Cri.
Ce sont des codes qui ne sont pas du même ordre, ce qui n’empêche bien sûr pas des liaisons visibles. J’attache autant d’importance à l’un ou à l’autre de ces processus, simplement ils occupent des places distinctes, plus ou moins aléatoires, dans mon espace temporel de travail (en 2016 et 2017, je me consacrais à
Ex Cop pour Le Dernier Cri le matin, et à
Immersion pour Matière l’après-midi
!). Et c’est très bien comme ça.
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