Les portraits et les bustes que Yûichi Yokoyama peint en parallèle de son activité de mangaka figurent des personnages impassibles, hiératiques, figés dans l’immuable frontalité à laquelle les condamne leur absence d’épaisseur, flottant – sans même esquisser un geste – sur le fond uniforme du papier, insensibles et durs. Faisant écho aux paysans mannequins peints à la fin de sa vie par Kasimir Malévitch, ils apparaissent comme autant d’icônes dévitalisés, comme un trombinoscope post-humain ou extraterrestre. Les bandes dessinées de Yokoyama suggèrent de considérer ces portraits autrement, comme les prototypes de ses personnages de manga, ou peut-être comme les combinaisons dont ceux-ci se revêtent, comme des skins de jeux vidéo interchangeables, prêts à être endossés et activés. Deux récits du recueil Nouveau Corps, intitulés « Dress up 1 » et « Dress up 2 » sont à cet égard explicites : on y suit les phases de la fabrication et de l’essayage des masques et des costumes dont les protagonistes de Yokoyama sont systématiquement affublés, et qui leur permet en toute circonstance de conserver une apparence de sang-froid, cette attitude étale et détachée qui signe leur « cool ».

Dans la conversation de Yokoyama, le terme « neutre » revient fréquemment en guise d’éloge. Dans ses peintures comme dans ses bandes dessinées, il s’attache à représenter toute scène, tout spectacle ou tout sujet de façon neutre : « Je veux dessiner la pure apparence des choses. […] Quand les insectes ou les oiseaux regardent les hommes, ils ne s’intéressent pas à leur nom ni à leur personnalité. Je m’efforce d’adopter ce point de vue indifférent au monde humain. » « La plupart des tendances actuelles sont basées sur les émotions humaines. Même à la télévision, les sentiments négatifs tels la colère et la tristesse sont prépondérants. N’y a-t-il pas un trop plein d’expression émotionnelle dans l’espace social ? Est-ce vraiment le rôle de l’art d’analyser et d’aider les gens à digérer les émotions ? »

Extrait de « Neutralité et extase » texte écrit spécifiquement pour l’ouvrage par Laurent Bruel