Les ÉcransJacques Ristorcelli
11 mars 2011. Un séisme d’une magnitude exceptionnelle secoue l’archipel du Japon. Déferlant presque instantanément à travers ce que terre, mer et ciel comptent de connexions électroniques, les vagues, les débris, les carcasses, le feu et bientôt la neige, et bientôt les radiations nucléaires se répandent sur les écrans du monde entier. Ils s’y mêlent en une boue informe aux mots, aux commentaires, aux analyses, charriant partout l’intelligence et les émotions comme l’eau charrie là-bas, au Tôhoku, les cadavres.
Avec Les Écrans, Jacques Ristorcelli restitue l’épreuve intime de la catastrophe : il livre quelques-uns des messages qu’il a reçus de là-bas, il note les mots lus à la télévision, il transcrit ses angoisses… Mais il le fait en se tenant explicitement à la surface du désastre — qui est la dimension majeure de la catastrophe : il se tient au désastre tel qu’il lui est arrivé, tel qu’il nous est parvenu, à la surface du désastre tel qu’il arrive uniformément, continuellement, au-delà du nord-est du Japon, avant, pendant, depuis le 11 mars 2011, le désastre ici et maintenant, mais auquel cette date et un nom de lieu — Fukushima — donnent la force de l’emblème.
Dans Les Écrans, les images de catastrophe s’enchaînent en un flux ininterrompu : les dessins d’explosions, d’effondrements, de naufrages, de corps qui tombent, d’accidents forment comme un fond d’écran à la surface duquel s’entrelace un mince réseau de paroles. Trois voix surnagent et émergent ainsi tour à tour. On repère instantanément la parole médiatique (« Fichiers »), la voix sans timbre des bannières de texte déroulées par les chaînes TV d’information en continu. On distingue une voix forte et fière (« Elle »), captée depuis là-bas, témoignage direct de la catastrophe au jour le jour. Plus fragile, moins localisable, mystérieuse, indolente, exhibitionniste, étourdie, à peine incarnée, s’imprime enfin une troisième parole (« Yuki »), qui sonne comme la voix même des écrans, paraissant répéter de mille manières inlassablement la même hébétude : pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ?
REVUE DE PRESSE
The Comics Grid. Journal of comics scolarship, Benoît Crucifix, 12/2/2016broché, 15 x 21 cm
insert de deux tirages photographiques
9782916383460, 18 €
Collage d’extraits de bandes dessinées et premières esquisses sur l’un des carnets de notes employés par Jacques Ristorcelli au cours de l’élaboration des Écrans.
Après avoir été repérés et sélectionnés par Jacques Ristorcelli dans ses carnets de notes, objets et scènes tirés de comic books (souvent trouvés dans les détails du décor, au fond des cases) sont redessinés, déployés et recomposés pour former les images des Écrans.
« Nous avons l’impression que l’information est fluide, qu’elle passe par des réseaux, qu’elle circule, c’est sa définition. Mais en réalité elle tombe, et là où elle tombe, elle reste, parce qu’elle n’est plus transfigurée, métabolisée, etc. On parle de déchets industriels évidemment, et matériels, mais il y a un énorme déchet informatif, communicatif, informationnel, qui est aussi une masse inerte, c’est une force d’inertie en quelque sorte, qui pèse sur l’événement même. Alors, soit par accélération, soit par inertie, l’histoire a bien du mal à passer au travers, au sens où elle ne peut exister que s’il y a, à la fois bien sûr, une énergie et une volonté historique, une possibilité de représentation de l’histoire, et c’est celle-là qui nous échappe un peu aujourd’hui. Les éléments qui forment l’histoire — y compris le récit qu’on peut en faire, parce qu’il n’y a pas d’histoire sans récit, sans possibilité de la narrer, de la réciter — nous échappent un peu aussi parce que l’information s’empare trop vite de ce qui se passe, cela passe de plus en plus par l’image et non plus par le texte, ou par des mémoires écrites, ou très peu et c’est trop fugace, trop volatile et cela se dilue dans un espace qui n’est plus tout à fait le nôtre. »
exergue des Écrans : propos de Jean Baudrillard, extraits de « Au‑delà de la fin », entretien dans Les Humains associés, n°6, 1993‑1994
Les scènes de dévastation urbaine des Écrans renvoient à des affiches de défense civile placardées dans les rues japonaises entre 1935 et 1941 en contexte de guerre.
« Il y a au fond de l’homme un sentiment obsédant de la catastrophe, obsédant comme l’écho lointain de pulsions à très longue portée dont, stupéfaits, nous percevons parfois l’ampleur mais dont l’origine nous échappe. Peut-être même vivons-nous au rythme d’éruptions intérieures, se manifestant au gré de lignes de fractures qui sont autant en nous qu’au dehors de nous. »
Annie Le Brun, Appel d’air, cité dans Perspective dépravée. Entre catastrophe réelle et catastrophe imaginaire, Paris, Éditions du Sandre, 2011.
À l’origine de l’une des trois « voix » qui témoignent de la catastrophe dans Les Écrans : les bandeaux d’information continue qui barrent, obstruent, surdéterminent les images télévisuelles, et pour finir s’imposent comme les répliques (en tous sens du terme : paroles et secousses secondaires) de la catastrophe.