Le Programme Immersion
et Immersion
de Léo Quievreux, tous deux aux Éditions Matière, forment un étonnant diptyque. Entre espionnage et anticipation, il explore les méandres du cerveau humain… Et de la bande dessinée, en dynamitant ses codes narratifs et graphiques. Fascinant.
Le
Programme Immersion et
Immersion, deux bandes dessinées de Léo Quievreux éditées par Matière et constituant un seul récit, se déroulent en 20XX. Dans un futur proche, donc. Anticipation
? Peut-être. Les deux livres mettent en scène des agents dont les missions sont des plus floues mais où les enjeux stratégiques et technologiques semblent importants. Espionnage
? Peut-être, également. Mais avec Léo Quievreux, rien n’est jamais certain. Chaque élément du récit, chaque forme représentée, chaque détail d’apparence anodine peut se transformer au point de perdre toute rationalité… Et le lecteur par la même occasion, qui, s’il accepte de laisser derrière lui les repères de la narration et de la bande dessinée «
traditionnelles
», aura alors le plaisir de vivre une expérience rare.
Dans
Le Programme Immersion (2015), nous découvrons l’EP1 (Elephant Program One), une petite machine au fonctionnement mystérieux mais au résultat miraculeux. Il permet en effet de visualiser, sur un écran, la mémoire de celui qui y est branché grâce à quelques électrodes. Complété d’un module, l’EP1 peut être branché à plusieurs personnes en même temps. Il ne s’agit alors plus seulement de fouiller des mémoires, mais de donner naissance à des réalités parallèles, nées de l’intrication complexe et apparemment aléatoire des souvenirs de chaque sujet connecté. À ces prodromes dignes d’un roman de science-fiction viennent s’ajouter des topos du film d’espionnage. Car les possibilités de ces technologies suscitent des envies et des rivalités. L’Agence, basée en Europe et qui détient l’EP1, doit faire face à la NAIA, son équivalent asiatique, elle-même doublée par une organisation criminelle non-identifiée. L’EP1 est volé et la tension monte. L’Agence mobilise alors ses hommes sur l’affaire. Or le meilleur moyen de la résoudre est, justement, de recourir à l’appareil.
Le lecteur suit alors deux enquêtes
: la première, qui s’échafaude sur une trame relativement classique, mais aussi une seconde qui prend de plus en plus d’ampleur au fur et à mesure que se déroule l’histoire. Celle-ci est bien plus originale et déstabilisante que la première. Située dans l’espace mental mouvant et protéiforme façonné par les connections à l’EP1, elle permet à l’Agence d’avancer dans ses recherches. Mais elle n’est pas sans risque pour les agents qui s’y aventurent. Tout se mélange dans cet espace-temps parallèle : souvenirs d’enfance et habitudes quotidiennes, fantasmes et phobies, histoires personnelles et missions professionnelles. L’espace se modifie constamment, même s’il existe des continuités. Le temps s’écoule d’une façon inhabituelle, entre fixité éternelle et accélération infinie. Des liens avec la réalité subsistent mais ils sont ténus et de plus en plus lâches pour ceux qui restent longtemps dans ce monde psychique.
Qu’il s’agisse du genre abordé, de la construction narrative ou des formes mobilisées, Léo Quievreux brouille constamment les pistes. En équilibre instable, son histoire fait certes appel à la réflexion, mais celle-ci s’avère rapidement insuffisante pour démêler le vrai du faux et le virtuel du réel. Ses dessins conviennent parfaitement à l’ambiance comme aux surprises qu’il met en scène
: les formes géométriques et organiques se mélangent, les références ―
de Le Corbusier au brutalisme en passant par Hergé
― sont aussi discrètes que déterminantes et les visages à la fois glacés et nettement typés.
Immersion (2018) poursuit et accentue tout cela. Alors que les ramifications de l’affaire réelle paraissent moins complexes, l’Agence est amenée à gérer et même à juger l’un de ses propres membres qui, s’appropriant l’EP1, a choisi de rester dans son monde psychique. D’autres agents sont connectés… Ne faisant qu’apporter de nouvelles dimensions à l’espace mental ainsi créé.
Le récit comme le graphisme deviennent encore plus éclatés. Il ne faudrait pourtant pas qualifier l’œuvre de Léo Quievreux de fantastique ni même de surréaliste. Si son écriture sort des sentiers battus, s’il dessine des formes et compose des planches comme nous n’en voyons que rarement en bande dessinée, ce n’est pas pour se restreindre à un genre. Il se donne au contraire toute liberté pour provoquer chez le lecteur des sensations étranges, entre impression de déjà-vu et demi-sommeil, qui demande pour être ressenties de mobiliser ses méninges tout en se laissant porter par les images.
Il y a aussi, et ce n’est probablement pas un hasard puisque le dessinateur est aussi musicien, une forme de musicalité dans certaines pages. Les variations de formes et de densités créent des rythmes voire des modalités. Les passages les plus abstraits, que nous pourrions croire incohérents, poussent loin cette expérience. Chaque case peut être vue comme un souvenir, une sensation, une mesure de partition. Léo Quievreux est un chercheur
:
Immersion est le résultat le plus visible de ses expériences, mais pas le plus déstabilisant, comme en témoignent
Anyone 40 (Arbitraire, 2016) ou sa série en cours intitulée
Fake.
Le
Programme Immersion et
Immersion font partie de ces ouvrages que nous pourrions qualifier d’«
avant-garde
». Ils montrent que la bande dessinée peut s’échapper des carcans de la figuration et de la narration linéaire. Comme l’ont fait la peinture, la poésie ou le cinéma il y a un bon moment déjà, la bande dessinée peut être un terrain d’expérimentation artistique sans pour autant se fermer au plaisir de lire et regarder, voire de ressentir
: Léo Quievreux, et d’autres, osent y jouer, ouvrant ainsi le champ de la bande dessinée à de nouvelles possibilités.
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