ET SI LES FILMS DE GODARD ÉTAIENT DE SUPERBES ROMANS-PHOTOS...
Godard contribua à adapter ses premiers films en ciné-romans populaires dans un mélange de visées commerciales et de jeu avec les diverses déclinaisons de la fiction. Un magnifique ouvrage dirigé par le critique d’art Pierre Pinchon revient sur cet aspect méconnu.
C’est un splendide objet que publie le critique d’art Pierre Pinchon aux Éditions Matière.
Contrebandes Godard 1960-1968 s’intéresse à un aspect oublié de la cosmogonie godardienne : les ciné-romans, soit des roman-photo adaptés de ses films à des fins promotionnelles et publicitaires. Au sommaire de cet ouvrage superbement illustré, maquetté et fabriqué, on trouvera
À Bout de souffle, Le Petit Soldat, Une Femme est une femme, Une Femme mariée et
Alphaville, soit la presqu’intégralité de la première partie de sa filmographie.
MARKETING ET COMIC-STRIP
Dans un long texte érudit, informatif et limpide, Pinchon expose en préambule du livre l’histoire et le comment du pourquoi de ces ciné-romans. La raison première était promotionnelle. Avec la Nouvelle Vague, ce n’est pas seulement une nouvelle conception de la mise en scène qui est advenue mais aussi une révolution du
marketing et de la promo. Pour la première fois avec
À Bout de souffle, la presse était conviée sur le tournage. Ainsi,
France-soir, quotidien populaire, pouvait publier une BD où on expliquait au lecteur les principes de réalisation de la nouvelle génération : tournages dans les rues, caméra camouflée, mélange des acteurs professionnels et des badauds-figurants, ces derniers filmés ou enregistrés à à leur insu. Même les très sérieux
Cahiers du cinéma avaient publié un petit
strip en forme de jeu où il fallait deviner l’emplacement de la caméra lors de la fameuse scène sur les Champs-Élysées où Bébel retrouve Jean Seberg vendant le
Herald Tribune. Une ultime case révèle que cette caméra était cachée dans le triporteur de la poste qui suivait (ou plutôt précédait) incognito les personnages.
Ces ciné-romans accessibles à un public beaucoup plus large et populaire que celui susceptible d’être attiré par les inventions ciné et autres facéties de JLG décuplaient ainsi la renommée du film et ce qu’on n’appelait pas encore le buzz. Devant le succès de ces ciné-romans qui proposaient une version immobile, modifiée et affadie du cinéma de Godard, des éditeurs et journaux se mirent à en publier aussi après la sortie et l’exploitation des films. Le ciné-roman s’insérait ainsi naturellement parmi les autres artefacts de fictions populaires qu’étaient la BD, le
comic-strip ou le roman-photo.
DÉGODARDISATION
Les fac-similés de ces ciné-romans reproduits dans ce livre montrent qu’il en existait différentes versions : la qualité des photos, leur choix, ainsi que la façon de tordre ou simplifier le récit variait énormément, comme on peut le constater sur les diverses versions photo d’
À Bout de souffle. Si ces ciné-romans respectaient à peu près la trame du film, ils différaient totalement dans le ton et les détails. On citera comme seul mais flagrant exemple, la fin d’
À Bout de souffle. Dans le film, Belmondo est abattu par la police et meurt sur le passage clouté de la rue Campagne-Première. Regrettant de l’avoir donné aux flics, Jean Seberg court vers lui, pour un ultime échange. Ils se regardent, et il dit «
Chuis vraiment dégeulasse », puis se ferme les paupières et meurt. Elle répond, regard-caméra : «
Qu’est-ce que c’est, dégueulasse ? » Cut, fin du film.
Dans le ciné-roman, le dernier photogramme est une vue aérienne du Louvre (?!?) avec la légende suivante : «
Il est trop tard pour demander pardon à Michel, mais son message ne mourra pas avec lui. Un enfant doit naître et il viendra au monde dans le souvenir de cet amour absurde et désespéré. Et tant qu’au monde existera l’amour, malgré la douleur, la trahison et la mort, la vie poursuivra son cours... FIN. » Extraordinaire dégodardisation de Godard ! Dans la version (beaucoup plus courte) publiée par l’hebdomadaire populaire
Le Hérisson, la dernière photo montre Belmondo à terre entouré des pieds des flics et de Jean Seberg, avec la légende : «
C’en est fini pour lui de vivre dangereusement... FIN », ce qui est un peu plus fidèle au récit objectif du film et néanmoins très différent du regard subjectif de JLG, une sorte de moraline anti-gangster remplaçant la déchirante scène d’amour meurtri du film et sa morale suspendue à la lecture de chaque spectateur.
POP CULTURE
Si Godard ne signait pas toujours ces ciné-romans, il les accueillait avec plaisir et gourmandise ironique, aimant faire rayonner sa vision au-delà des films, jouant avec tous les aspects du cinéma, de sa création à son commerce. Cela lui valut sans doute l’inimitié et les railleries des situationnistes, qui ne manquaient pas une occasion de se payer sa tête et de le parodier : ce livre reproduit quelques planches situ, très drôles et graphiques. Les collaborateurs de Godard assumaient clairement les ciné-romans, à l’image de son photographe de plateau Raymond Cauchetier, de son ami et assistant Richard Balducci ou de son actrice Macha Méril qui fut co-auteure avec JLG du ciné-roman
Journal d’Une femme mariée : un bel objet, sans philactères, superbement maquetté, relevant plutôt de l’art contemporain ou du beau livre que du roman-photo. Godard lui-même avait imaginé un faux quotidien,
Le Figaropravda, pour porter le ciné-roman adapté de
Alphaville.
Il est bien sûr intéressant de réfléchir au rapport entre les films de JLG et le ciné-roman, exemple d’un paradigme plus large qui réunit ou sépare art noble et culture populaire. On l’a dit quelques lignes plus haut, les versions photo-romancées des films de Godard procèdent d’un aseptisation totale dans laquelle on ne retient que la surface de Godard (ses trames scénaristiques, ses images mais réduites à des photos) tout en évacuant complètement l’essentiel de son art : sa tonalité, son humour, son ironie, sa mélancolie, son bazardage des codes académiques, son montage impertinent, son étrangeté à la morale bourgeoise dominante, sa cinéphilie, sa grande culture générale... Les ciné-romans vident Godard de sa substance et de son art disruptif pour transformer ses films en fictions consensuelles, polars ou romances, ne choquant personne. Mais en même temps (comme dirait Macron), ces artefacts populaires ont sans doute prolongé la vie des films de Godard, aidé à diffuser sa vision dans des couches de populations très éloignées de lui, de son idée du cinéma et de sa morale (qui était une affaire de travelling), contribué à ce que Godard ne demeure pas réservé aux cinéphiles et
happy few, cantonné à une tour d’ivoire coupée du monde. À l’inverse, on n’oublie pas non plus que dans ses films, Godard rebrassait les objets de la culture populaire, que ce soit le polar, le roman noir, la série B, la chanson, la publicité... On se souvient aussi qu’un Michelangelo Antonioni, incarnation suprême du cinéaste « intellochiant », avait fourbi ses armes dans le roman-photo et que l’éditeur Cino Del Duca publiait aussi les premiers films du
maestro en roman-photo. On se souvient encore du critique Louis Skorecki (ou était-ce Fabrice Luchini ?) qui mettait quasiment sur le même plan les films de Rohmer et
Hélène et les garçons. Dans la pyramide de l’art et de la culture, la frontière entre la base et le sommet n’est pas toujours étanche, et il est évident qu’il y a un vague goût et un semblant de Godard dans les ciné-romans tirés de ses films (de même qu’il existe un vague goût de cassoulet dans un cassoulet surgelé), ce qui en fait des objets de curiosité et d’intérêt, la patine du temps aidant. On ne peut donc pas affirmer qu’il n’y aurait strictement aucun rapport entre ciné-romans adaptés de Godard et films de Godard, à condition de ne jamais confondre intérêt historico-sociologique et intérêt artistique, alcool et Canada dry, cinéma fulgurant et produit dérivé.
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