Après les poètes scandaleux de la
beat generation, voilà l’imaginaire
trash de la bite génération incarnée par Jirô Ishikawa. Des hommes et des femmes, même des super-héros : à chaque fois, dans
C’est comme ça, les visages sont remplacés par des glands. Mais, avant que ne débute cette sarabande cul, deux nouvelles sans-sexe-ajouté donnent une idée de la tonalité de ce franc-tireur du manga. Le premier récit,
Paper Room, s’inscrit à merveille dans le minimalisme géométrique auquel les Éditions Matière nous ont habitués avec les mangas de Yûichi Yokoyama. Ishikawa y fait voler en éclats le quatrième mur qui sépare le lecteur de l’espace de narration puisqu’après une petite excursion en ville, un binoclard découvre que tout son appartement est en papier. De l’eau en papier, des flammes en papier, un canapé en papier — rien que de très normal, en vérité, pour une bande dessinée. Quatre pages suffisent pour qu’on se retrouve invité à se munir de ciseaux afin de découper le plan de l’appart et en faire une petite boîte pour jouer au bonhomme. L’histoire suivante, le somptueux
Pretty Love, joue lui d’un fétichisme choupi gangréné, où les enfants rivalisent de coquetterie pour exposer ces belles tumeurs qui rehaussent leurs joues roses. Coquet télescopage entre culture populaire des années 70 et les déformations charnelles de David Cronenberg. Toujours passionnante à scruter, la BD navigue entre des lignes élégantes et une surenchère de trames faites maison, motifs répétitifs qui façonnent une tapisserie à la symétrie hypnotique, divagation hors-monde où les papiers peints s’effondrent sur eux-mêmes en vortex nuageux, où les plafonniers coulent en de crémeuses sécrétions. D’une nouvelle à l’autre, le trait d’Ishikawa mute. Distingué et réaliste, puis minimaliste et expérimental, il partage l’audace psychédélique du Canadien Michael DeForge, comme si le tracé se devait d’être au diapason de corps qui convulsent en lignes ondulatoires lors de copulations moites. À ses côtés, le texte danse, se faufile, habite la page autant qu’il se fait discret, s’intégrant de façon quasi métabolique. Vient ensuite le gros morceau : le territoire des onze mille verges, le Beyrouth des biroutes, les aventures de « Chinko-Man ». Un super-héros à face de sexe, vêtu d’un seul
fundoshi et d’une montre. Gourdin télescopique à la main, il défie une horde de CRS avant de sauter d’un train, de faire un arrêt bronzette ou partie de
chinchirorin… D’absurdes péripéties qu’il traverse en ne prononçant qu’un seul mot «
chinko » (on vous laisse deviner), susurré, déclamé ou même rappé.
C’est comme ça peut être parcouru comme une succession de blagues cauchemardesques, être lu comme un appareil critique contre les faux-semblants de l’érection des mythes capitalistes — soyez beaux, soyez forts, travaillez bien — ou vu comme un manifeste d’art brut où la main serait seul guide.
Perceptible tout au long de ce manga au titre fataliste, l’angoisse se matérialise dans
Un futur clodo, où un
salaryman au bout du rouleau redoute de craquer en même temps qu’il rêve de tout plaquer. Un discours qui se charge de sens lorsqu’on découvre en postface la vie de Jirô Ishikawa. Après avoir débuté en autodidacte dans
Garô à la fin des années 80, des ennuis de santé et une grave dépression mettent un coup d’arrêt à sa carrière. Un problème d’envies aussi. « Je me suis retrouvé embarqué dans des difficultés insurmontables » explique-t-il. « J’ai fini par faire les poubelles, par travailler comme ouvrier dans des conditions extrêmes. Tout ça m’a conduit à me couper de mes relations avec les éditeurs, avec les gens, avec la société. » Sous l’effet des produits, son dessin prend un tour hallucinogène loin des canons japonais. Ishikawa produit moins, s’autopublie et se tourne vers le commerce de proximité, distribuant ses fanzines à la librairie Taco Ché à Tokyo. Invité en 2014 à exposer au côté de la fine fleur de l’
heta-uma dans le sud de la France. Il se retrouve dans le giron du Dernier Cri, atelier de sérigraphie et éditeur associatif où se côtoient Mattt Konture, Daisuke Ichiba et Charles Burns. Il y publie
Chinpoko Jiro et
Novuo ainsi que diverses affiches. Une nouvelle expo intitulée « France Invasion » vient d’ailleurs de lui être consacrée entre Paris (galerie P38) et Marseille (la Belle de Mai).
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