Histoire & missions chrétiennes (n°8), Philippe Delisle, 1 décembre 2008
Ce petit ouvrage, presque entièrement composé d’images en noir et blanc [+]
Ce petit ouvrage, presque entièrement composé d’images en noir et blanc, imprimé sur un beau papier, frappe d’emblée par ses qualités esthétiques et par l’originalité du sujet. Rappelons en quelques lignes, à la suite de Sonia Floriant, qui livre dans sa postface tous les éléments nécessaires, de quoi il s’agit. En 1934, dans la petite cité de Thaon‑les‑Vosges, à l’instigation du chanoine Bogard, les sœurs Bernadette de Saint‑François de Sales lancent une méthode de d’enseignement de l’histoire sainte et du catéchisme qui s’appuie sur des images en noir et blanc, dans lesquelles les personnages sont réduits à de simples silhouettes, selon le principe des ombres chinoises.
Ces images à la fois simples et très contrastées sont destinées à être suspendues sur des portants métalliques, pour être présentées aux enfants avec un petit commentaire, et imprégner rétines et mémoires.
La méthode connaît rapidement un grand succès : la fabrication au pochoir est délaissée en 1937 au profit de l’imprimerie, les formats des images se diversifient, enfin, au début des années 1940, la demande s’étend aux missions extérieures. Cependant, malgré quelques tentatives d’adaptation, le procédé sera abandonné au milieu des années 1960, au moment où de nouvelles perspectives s’ouvriront, dans la lignée du concile Vatican II.
Le grand mérite de Laurent Bruel est d’avoir présenté les images sous formes de récit plus ou moins continu, en les accompagnant d’un petit texte toujours vif. On croirait lire une sorte de bande dessinée sans bulles, à la manière des premiers « Pieds Nickelés » de Forton, narrant, à partir des silhouettes elles‑mêmes, l’épopée de la méthode Bernadette. Par‑delà cet aspect quelque peu ludique, on soulignera tout l’intérêt du fonds mis à la portée du lecteur.
La méthode semble en effet tout à fait caractéristique d’un catholicisme de conquête, innovant dans les méthodes et rompu depuis longtemps au maniement de l’image. Rappelons que, presque à la même époque, en Belgique, ce sont des périodiques catholiques comme Le XXe siècle ou Le Croisé, qui permettent aux futurs maître de la bande dessinée francophone, tels Hergé et Jijé, de faire leurs premiers pas. Au fondement de ces diverses entreprises, on trouve apparemment le même terreau « catholique social », qui entend lutter à la fois contre les excès du libéralisme et l’emprise du communisme. Ce n’est sans doute pas un hasard si la méthode Bernadette est née dans une petite ville industrielle, au sein d’une communauté de femmes rompues au labeur en usine, qui créent en 1920 une « Ruche », associant catéchisme, école ménagère, cours du soir théâtre, et cinéma.
Mais si l’usage de simples silhouettes est innovant, la mise en scène l’est beaucoup moins. Certes, des images uniformément noires ou blanches, utilisées pour capter l’attention ou figurer la création du monde, paraissent annoncer un renouvellement de l’imagerie catholique, guère éloigné des recherches menées dans l’art contemporain. Toutefois, pour l’essentiel, se dégage une vision finalement assez proche de l’imagerie sulpicienne : Dieu barbu trônant au milieu des nuages, groupe d’anges soufflant dans leurs trompettes, diablotins ailés aux mains crochues tentant d’attirer à eux les âmes en perdition, saintes auréolées égrenant leur chapelet, enfin, missionnaires en soutane prêchant debout, une croix à la main, au milieu de païens attentifs… On comprend alors pourquoi la méthode Bernadette ne survivra pas aux nouvelles orientations des années 1960. Les soeurs avaient pourtant tenté quelques accommodations, dont on voit le résultat en fin d’ouvrage : le Dieu barbu disparaît des flammes du buisson ardent, tandis que le Malin qui tente Jésus perd ses cornes et ses ailes…
Les spécialistes d’histoire des missions ne manqueront pas de s’interroger sur l’usage de la méthode Bernadette hors d’Europe. Une image présentant le siège de la Confédération de Propaganda Fide, relié par fils télégraphiques aux continents africain, américain ou asiatique, rappelle avec éclat que l’oeuvre des soeurs de Thaon‑les‑Vosges a connu un destin mondial.
Les quelques images qui montrent des missionnaires en action sont probablement avant tout destinées à susciter des vocations en Europe. Pour les autres tableaux, peut‑on avancer que le recours à de simples silhouettes noires dégageait en partie le message d’une gangue esthétique européenne, qu’il le rendait plus « universel » ? Peut‑être…
Mais on objectera que le décor comme le contour des visages, des coiffures ou des vêtements restaient très marqués par les canons européens. En tout cas, les terrains de mission semblent connaître, avec quelques années de décalage, les mêmes évolutions que la France. Le cas de Buku ya Nzambe [Le Livre de Dieu], histoire sainte publiée en 1937 par le père Nicolas Moysan, spiritain en lingala — langue du Congo-Brazzaville —, est assez significatif : après la guerre, en 1952, la deuxième édition abandonne l’imagerie sulpicienne de 1937 pour les silhouettes noires des sœurs de Thaon‑les‑Vosges et la couverture de cette deuxième édition souligne bien : « Illustrations empruntées à la MÉHODE BERNADETTE ». Mais la troisième édition de l’ouvrage, publiée en 1970, délaisse les silhouettes noires pour adopter une imagerie assez proche de la bande dessinée réaliste… À qui reviennent ces choix ? Pour la première édition, à l’éditeur romain des ouvrages pour pays de mission — la Société de Saint‑Pierre Claver — ou à l’auteur de cette histoire sainte ? En 1952, l’éditeur est français — les Presses Missionnaires d’Issy‑les-Moulineaux —, d’où le choix français et moderne de la méthode Bernadette qui a l’avantage de supprimer la distinction entre Blancs et Noirs (le Diable en noir, évidemment…) ? Le retour au dessin classique réaliste pour l’édition de 1970 provient‑il du retour également à l’éditeur romain ? Ou bien ne serait‑ce pas parce que cette troisième édition se fait pour la première fois sous la responsabilité d’un évêque congolais, Mgr Théophile Mbemba, qui donne l’imprimatur et manifeste ainsi sa préférence pour un style plus réaliste et plus saint‑sulpicien dont on sait qu’il est traditionnellement apprécié par les fidèles africains ? [-]