Par une brèche dans un mur, plusieurs centaines de personnes pénètrent dans le « jardin ». Ils explorent ce vaste territoire interdit, constitué d’une succession de paysages artificiels animés de mouvements automatisés. Voilà pour le sujet de cet étrange ouvrage de Yûichi Yokoyama.
En pénétrant dans ce jardin, cette foule compacte quitte la scène et passe dans les coulisses. Ce jardin a-t-il jamais été public ? Le premier phylactère le suggère. Pourtant, il semble inachevé et cette foule n’y a jamais pénétré. L’aubaine est trop tentante. S’ensuit une exploration menée au pas de course, la foule restant bizarrement groupée, ne s’arrêtant que rarement pour observer telle ou telle « attraction », mais s’en détournant vite.
L’œuvre de Yûichi Yokoyama est singulière, radicale et terriblement cohérente. Elle ne ressemble à aucune autre. L’intrigue est réduite à sa plus simple expression, montrant une progression narrative sans en dévoiler les motivations, et au graphisme d’un réalisme abstrait. Il semble préférer les artefacts à la réalité. Si ses personnages présentent tous les attributs d’êtres humains, en sont-ils réellement ? Ils évoquent d’étranges entités humanoïdes, au comportement et à l’allure vaguement humaine, mais trop limitée pour pouvoir se réclamer de cette qualité. Par exemple, un des membres de la foule prend clichés sur clichés, au point que son visage est quasi en permanence dissimulé derrière le flash de son appareil. De plus, ils n’affectent aucun trait psychologique particulier. Leur comportement évoque davantage un robot appliquant une procédure, sans libre arbitre. Nous pouvons juste relever une certaine curiosité devant les étrangetés du Jardin. Mais leur attention se porte sur des éléments parfois surprenant, ce qui rappelle que le monde que fait vivre de Yokoyama n’est pas le nôtre. Tout y évoque la réalité, mais d’une manière distordue, excessive, à la limite de l’hystérie.
Le
Jardin, à l’instar de la foule qui l’explore, représente plus l’idée d’un jardin qu’un jardin à proprement parler. On n’y retrouve guère de plantes, mais plutôt une collection d’artefacts, d’erzats, de trompe-l’œil… deux carcasses de voiture collées l’une à l’autre comme des pots de fleur. Des cabines d’avion plantées verticalement, de fausses maisons en tous genres, des rivières de balles… Tout défie la logique, sans que cela n’étonne outre mesure la foule. Seule compte l’exploration, qui ne manque pas de danger. Et pourtant, aucune trace de peur, malgré les prouesses qu’elle doit réaliser pour avancer. Elle ne s’inquiète que de rares gardiens qui patrouillent dans les allées du jardin.
Jusqu’à présent, les livres de Yokoyama (citons
Travaux publics et
Voyage)ne comportaient aucun dialogue. Ils n’étaient pas muets pour autant, des sons étant intégrés à son dessin, symbolisés par des idéogrammes se traduisant par des onomatopées. Etant intraduisibles par nature, l’adaptation française n’a pu, pour éviter de dénaturer le dessin, que les « sous‑titrer » discrètement. Il s’agit de la moins mauvaise solution, même si cela se fait au détriment d’une partie de la force d’évocation de l’ensemble.
Pour la première fois, la parole fait son apparition dans cet ouvrage. Mais les dialogues gardent une froideur mécanique, plus de l’ordre de l’énoncé d’information que d’une forme de communication. Les interactions verbales demeurent rares et sont généralement purement factuelles. Elles ne s’accompagnent jamais d’une véritable interaction entre les personnages.
En lisant ce livre, il est difficile de ne pas regretter que Yokoyama soit limité par le carcan du support papier. À l’heure où la bande dessinée sur support numérique tente de se développer, le plus souvent ne permettant que de scroller ou zoomer dans du IR$ sur son iPhone,
Jardin présente plusieurs de possibilités d’interactivité.
Par exemple, un support multimédia pourrait tirer parti de l’intégration intime des idéogrammes servant de bruitage dans le dessin. Des sons pourraient être activés au moyen du curseur de la souris. De même, la progression de le foule suit un mode purement aléatoire, autrement dit nous sommes soumis au bon vouloir de l’auteur, auquel l’interactivité pourrait substituer celle du lecteur. Enfin, quatre « développements » sont repris en fin de volume. À certain moment, des scènes sont continuées hors de la ligne narrative principale. Ces développements pourraient être accédés à la manière de « niveaux cachés ». Autant d’éléments qui démontrent la singularité de cette œuvre, surtout de la part d’un auteur qui prétend ne pas posséder d’ordinateur.
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