CitéruineJérôme Dubois
Citéruine est une ville désolée, vidée de ses habitants, usée par le temps et l’abandon — guerre ? épidémie ? génocide ? effondrement ?… Elle est le reflet parallèle, le reste ou le cauchemar d’une ville possible, d’une grande ville étale sans centre ni périphérie, une mégalopole postindustrielle et surpeuplée qui a ou qui a eu pour nom Citéville.
L’une et l’autre cités ont été dessinées par Jérôme Dubois, toutes deux selon le même découpage, les mêmes cadrages, la même fatale temporalité. Mais là où Citéville grouille de stupides turpitudes, s’alimente de ses déchets et assure la reproduction des monstres humains qui l’ont bâtie, Citéruine dresse ses abattis, laisse calmement miroiter son squelette sous les durs néons qui lui restent. S’étant débarrassée de ses occupants ou ayant été délaissée par eux, qu’importe, ayant abandonné tout espoir, Citéruine a quitté son pauvre statut de décor. Elle est désormais paysage, et paysage animé : ses contours et ses lieux reprennent le flambeau de la narration, rejouent la comédie urbaine pour eux seuls, et tournent dans la nuit, dévorés par le feu.
Il a été confié aux éditions Cornélius de porter le destin de Citéville, tandis que les Éditions Matière accueillent Citéruine. Les deux villes communiquent, se hantent en deux ouvrages distincts dont les lectures simultanées ou différées sont autant de perturbations d’un même espace par le temps et ses affres.
nota — Citéruine et Citéville font partie de la sélection officielle 2021 du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême.
— Jérôme Dubois a reçu le prix des libraires du festival Gribouillis 2021 pour Citéville.
REVUE DE PRESSE
ActuaBD, Nadine Riu [entretien avec Jérôme Dubois], 4/10/2021[…]
De Jérôme Dubois dont le travail commence à gagner en visibilité, on connaissait l’assez beau, et déroutant, Tes yeux ont vu, publié il y a trois ans chez Cornélius, qui incitait le lecteur attentif à regarder au plus près certaines séquences, sur le plan visuel, avant même de tenter d’en comprendre l’« histoire » (mais, on l’aura peut-être remarqué, c’est une manière d’entrer dans les livres de bande dessinée qui m’est, sinon propre, disons familière : si le dessin, les couleurs — quand il y en a —, la maquette, l’impression, ne me disent rien, je risque immanquablement de passer à côté de l’histoire, même remarquable). Aujourd’hui, c’est un diptyque qui relance le désir de reprendre lien avec le travail de Jérôme Dubois : un livre publié par les Éditions Matière, Citéruine, et un autre, Citéville, chez Cornélius. J’ai lu le premier sur impression papier, le second en PDF, donc sur écran. Une exposition à Arts Factory Bastille (du 1er au 19 septembre) aura permis aux Parisiens d’apprécier les originaux (ainsi que ceux de Stéphane De Groef dont nous parlerons un peu plus loin).
Donc, deux livres dont on ne sait, nous dit-on, lequel est le pendant de l’autre. Cela m’évoque cet autre diptyque de Marguerite Duras (encore elle ! c’est plutôt bon signe) : India Song, sans doute le plus fameux d’entre ses films / Son nom de Venise dans Calcutta désert, dont la bande son, réalisée à l’origine pour la radio, puis retravaillée pour le cinéma, est identique à celle d’India Song, mais pour lequel a été réalisé un nouveau montage d’images, cette fois ruinées (celles du décor du film initial, dépouillé de toute présence humaine). Comment imaginer en bande dessinée quelque chose de semblable : deux livres jumeaux où, de l’un à l’autre, soit les dessins, soit les mots — récitatifs, dialogues —, changeraient ? Avec Citéruine et Citéville, cela ne se passe pas exactement comme chez Duras, mais si le premier (que l’on pourra assez rapidement considérer comme second) est muet, le deuxième est, sinon volubile, disons dialogué, ce qui lui donne un côté « bande dessinée classique » (comme India Song ressemble davantage à un « film classique » que son « pendant » ruiné). Citéville, traversé(e) par des personnages ayant perdu l’essentiel de ce qui donne du rayonnement, de l’énergie, à l’humanité (grand classique), sonne assez triste et vire du côté du fantastique, voire du récit d’anticipation, et de la chronique sociale (avec un zeste de psychanalyse). Citéruine, plus abstrait, débarrassé de toute psychologie, nous permet d’interpréter ses suites d’images à notre guise, et notamment de les dédramatiser. Puis on se rend compte que ces images muettes de décors dits « ruinés » sont en tout point superposables à celles de Citéville, débarrassés de toute présence humaine. Projet passionnant. J’avoue préférer, plastiquement, Citéruine, mais peut-être m’aura-t-il fallu traverser Citéville pour en arriver là. Autrement dit : les deux faisant la paire, il est préférable de ne se dispenser d’aucun.
[…]
[-]Marius Chapuis —— Comment est né ce projet ?
Jérôme Dubois —— Ce projet remonte à très loin pour moi. Au souvenir, enfant, d’un reportage sur un autiste qui avait inventé une ville fictive de A à Z. Il connaissait jusqu’aux horaires de son aéroport. Et ce truc hyperconstruit m’avait semblé incroyable. J’ai toujours été fasciné par les livres sur les villes fictives ou, en jeu vidéo, par les citybuilders façon SimCity. En 2012, à la sortie des Arts-Déco, je me suis dit que maintenant que je venais d’apprendre à faire des livres, il était temps de faire ma ville. Mais je ne trouvais pas quelle forme donner à cette obsession : est-ce que ce devait être un projet numérique ou un livre ? Comment ne pas retomber dans quelque chose de déjà fait ? Comment ne pas faire trop classique ? Quand Cornélius m’a proposé des histoires courtes pour leur revue Nicole, la première idée qui s’est imposée, c’était un embryon de Citéville. J’ai fait un storyboard avec une page « ville » et une « ruine » en miroir sur une vingtaine de planches.—— Donc, dès le départ, il y a cette mise en regard présence-absence…
Jérôme Dubois —— Oui, un présent et un futur. Mais en relisant le storyboard, je trouvais ça trop court, je n’arrivais pas à installer l’ambiance que je voulais. J’ai laissé tomber et je me suis contenté d’une histoire « ville » dans Nicole. En me disant que je ferais le pendant « ruine » en fanzine. À force d’accumuler des histoires, je me suis dit que j’allais un jour proposer Citéville à Cornélius et Citéruine aux Éditions Matière, puisque c’était l’éditeur de Yûichi Yokoyama et qu’il me paraissait assez dans la ligne de ce genre de projet.—— Pourquoi deux objets et pas un livre tête-bêche ?
Jérôme Dubois —— J’y ai pas mal réfléchi. Mais contrairement à ma première intuition d’une construction en miroir, j’ai préféré les séparer, et il fallait que cette distinction se retrouve dans l’objet. Autant assumer jusqu’au bout et voir deux éditeurs. C’est un peu naïf, mais je n’ai jamais pensé que Cornélius et Matière étaient concurrents. Alors que dans n’importe quel autre milieu, ça aurait été plus compliqué, là tout s’est fait facilement. Ça me plaisait aussi que ça soit deux éditeurs avec des chartes graphiques très contraignantes pour les couvertures, parce que ça forçait les livres à ne pas se ressembler, à développer une identité propre. Ce n’est pas un livre en deux tomes. Ce n’est pas grave si les gens n’achètent qu’un des deux livres, si l’un leur fait envie et pas l’autre. Quand Ruine est paru en fanzine, j’étais ravi de constater que pas mal de lecteurs ne ressentaient pas le besoin d’avoir la partie « histoire ».—— La réalisation s’est faite dans un aller-retour, ou vous avez d’abord écrit Ville avant de désosser les planches ?
Jérôme Dubois —— Il y a un côté limite mystique là-dedans, mais je tenais à ce que ça soit une adaptation pure et dure. Je l’ai fait chapitre par chapitre, d’abord Ville, puis Ruine, en restant fidèle à l’idée de départ : à quoi ressemblerait un jeu de construction qui aurait été abandonné pendant quatre ans ? Il y a quelque chose de très agréable à démolir l’histoire que tu viens de faire. Parfois, en retirant des trucs, je me retrouvais avec des compositions foireuses. Il fallait ruser. Soit assumer le vide, soit trouver une astuce pour le combler. C’est comme ça qu’un tuyau accroché au plafond dans Ville se retrouve à animer des planches de Ruine, une fois tombé. Cette astuce, c’est quelque chose qui tient à la pratique. Mon atelier était aux Grands Voisins à Paris, l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul, qui a été abandonné un certain nombre d’années avant d’être rouvert en partie au public. Mon bureau se trouvait en bordure d’une zone encore fermée, vide. J’ai pu y traîner, regarder la forme des meubles disparus, les taches de crasse. Les derniers trucs qui restaient, comme les câbles, devenaient super importants, et beaux aussi. C’était inespéré.—— Vous réalisiez un chapitre de Ville avant de le scanner et de le retravailler numériquement ?
Jérôme Dubois —— Non, pas du tout. En fait, je suis un peu superstitieux. S’il y en a un qui existe physiquement, il n’y a pas de raison que l’autre soit une version amoindrie. Du coup, j’ai décalqué les planches de Ville, en ne redessinant que ce que je gardais pour Ruines. En ne regardant que les originaux, on ne pourrait pas dire lequel a été fait en premier.—— À la longue, ce n’était pas pesant ?
Jérôme Dubois —— Non, au contraire. Ce ne sont pas du tout les mêmes mécaniques. Au moment de faire Ruine, l’écriture — qui est toujours une étape douloureuse — était derrière moi. J’étais beaucoup plus proche du dessin, je n’étais plus que dans la gestuelle. Le simple fait de laisser glisser le crayon sur la feuille, ça donne une sensation de plaisir. L’encrage, c’est un plaisir. C’est même pire que ça : parce qu’il y a l’encrage du crayonné et, après, il y a le remplissage des noirs. Une étape qui ne sert absolument à rien parce que les images, je les envoie en numérique, et les noirs, je peux les faire sur Photoshop en quelques secondes. Mais les réaliser au pinceau et à l’encre de Chine me procure un tel sentiment d’accomplissement. Plus ça sert à rien, plus c’est agréable. Peut-être parce que je pense le dessin et le trajet de l’œil dans la page en termes de plein et de vide.—— Vous avez un dessin assez mécanique, guidé par des outils, des règles, des perroquets. Vous étiez conscient que ce projet allait accentuer ce penchant ?
Jérôme Dubois —— C’était le jeu. J’ai tendance à ne pas agrémenter mes pages de milliards de fioritures, afin que ça ne prenne pas le pas sur ce qui se joue ailleurs. Je savais qu’en version Ruine, certaines cases se limiteraient à un simple trait et toucheraient à l’abstraction. J’ajoute parfois des effets de matière, une trame mécanique, mais j’aime ce trait simplifié, ça laisse une marge de manœuvre à l’interprétation du lecteur qui s’écarte de mon intention. Mon premier livre, qui était aussi mon projet de diplôme, Jimjilbang, souffrait d’un dessin trop appliqué, à l’époque je voulais qu’on voie le labeur. Avec la pratique, j’ai compris que ça pouvait boucher les scènes. Pendant toutes mes études, j’avais un dessin à l’opposé de ce que je fais aujourd’hui. Une façon qui était très jetée, dans le mouvement. Que je n’aimais pas trop. Ce côté géométrique, c’était une façon de le démonter, de le maîtriser avec des mesures, des proportions calculées, c’était une façon de mettre un cadre et une direction.—— Par « proportions calculées », vous entendez avec des règles, des mesures précises ?
Jérôme Dubois —— Oui, partout. Ce ne sont pas des calculs savants, je ne fais pas des logos en suivant le nombre d’or, mais si vous prolongez les lignes de mes images, très souvent les diagonales sont calées sur le prolongement de celles d’autres cases. Je pense un trait en fonction du précédent. C’est presque une économie de lignes qui donne un équilibre.—— Le refus d’expliquer la bascule entre monde d’avant et monde d’après, c’était un choix évident ?
Jérôme Dubois —— Dans ma première version, c’était un truc un peu apocalyptique. On voyait que la merde était pour bientôt sans que ça soit complètement explicité. Mais je trouvais ça trop explicatif. Je préfère m’en tenir au minimum. Ça me semble important de laisser à chacun le pourquoi de ce squelette de ville pourrissante. Même si, pour moi, c’est une histoire de disparition, plus que de catastrophe ou de pandémie…—— Justement, la pandémie…
Jérôme Dubois —— J’ai fait des vues de ville désertée quand ça relevait de la fiction. Et d’un coup, au moment précis où devait sortir le livre, on nous bombardait de photos qui lui ressemblaient. Ça va changer le point de vue, mais ce n’est pas grave. C’est presque un peu magique. [-]broché, 17 x 24 cm
9782916383613, 19 €
Les deux ouvrages de Jérôme Dubois font partie de la sélection officielle du 48e Festival International de la Bande Dessinée
Pour concevoir et dessiner les lieux et certaines situations de Citéville et Citéruine, Jérôme Dubois s’est appuyé sur une importante documentation photographique, mais aussi sur la collecte d’« éléments de langage » contemporain. Quelques exemples ci-dessous en attestent, tout comme cette déclaration de Dubois lui-même dans la revue Nicole (n° 9, juillet 2020) : « La grande majorité des lieux de Citéville et de Citéruine (mais aussi de mes livres précédents) sont directement adaptés de lieux existants, parfois des images de bâtiments qui me plaisent, parfois des endroits que je connais. Pour ces deux livres, c’est un mélange assez varié avec une forte dominante de banlieue parisienne, plus particulièrement du 92. Il y a des plans de Rueil-Malmaison (ma ville natale), de Nanterre, et des souterrains de La Défense (que j’imaginais être Paris quand j’étais enfant). Il y a aussi directement des vues de ma fenêtre ou de ma rue à Asnières. »
Tweets, posts facebook et autres messages laissés sur des forums de discussion en ligne offrent à Jérôme Dubois de quoi alimenter les conversations des habitants de Citéville.
Chapitres de Citéruine publiés sous forme de fascicules par Fidèle Éditions.