planeteBD, Nicolas Demay, 24 mars 2011
Une expérience unique, à réserver néanmoins aux lecteurs les plus ouverts à l’art graphique [+]
Voyage porte bien son nom. Ce manga narre en effet chaque instant d’un trajet, principalement effectué en train — mais aussi tout un trajet dans le train en lui-même, le tout décrypté de A, l’achat du billet par des passagers, à Z, l’arrivée à la destination finale, au‑delà de la gare, presque au bout du monde. C’est simple : la dernière image montre qu’on ne peut aller plus loin. L’auteur y décompose méticuleusement chaque action, chaque moment. On y trouve ainsi entre autres choses la représentation des sensations visuelles ressenties par un voyageur dans un train en mouvement (et leurs variations à travers la vitesse du déplacement). Le mouvement. Avec « la forme », cela semble être l’un des thèmes centraux de cette œuvre des plus atypiques dont l’auteur n’est pas un simple dessinateur mais plutôt un plasticien, un peintre moderne, un architecte qui s’adonnerait à l’expérimentation de divers concepts au format BD en noir et blanc… Ce dernier joue sur les volumes et la géométrie des choses pour faire du décor qui défile — mais aussi de l’intérieur du train, immobile mais influencé par l’extérieur — une expérience visuelle étonnante qui n’est pas sans rappeler la démarche du constructivisme par moments. Impossible à classer, Yûichi Yokoyama fait de l’art contemporain en BD.
Par ailleurs, tout est 100 % visuel ici car à aucun moment le son (ou un autre sens) n’intervient : pas une parole, pas une onomatopée… Mais outre cette dimension purement graphique, ce Voyage reprend aussi tous les moments qui peuvent se produire lors d’un vrai trajet en train : traversée des wagons aux ambiances diverses, croisements des regards, des autres passagers dans les couloirs… Chaque regard est repris et décortiqué sous plusieurs angles, et cela d’autant plus qu’on suit ainsi le trajet de trois compagnons — et non d’un seul, chacun ayant parfois une vue différente sur les choses en fonction de la situation.
Mais le vrai « héros » de ce récit reste le trajet en lui‑même, ce fameux voyage qui donne son nom à l’œuvre, car les humains représentés y sont inexpressifs et impassibles, interchangeables, pas vraiment importants somme toute. Une simple excuse pour mettre en scène le voyage. L’auteur transforme chaque vue du paysage qui défile à l’extérieur en une expérience extraordinaire : pluie, lac, enfilade de maisons, jeux d’ombres et de lumière, vision d’une ville futuriste aux immeubles sans fin ou bourgade de campagne, tunnels, ponts, enchevêtrements de structures diverses… Là encore, il joue des formes et nous donne l’impression de vivre un voyage à travers les dimensions, sous acide ou presque, avec un sens du cadrage parfait pour qui apprécie la régularité et la symétrie. Et au milieu de ce défilement qui semble ne jamais devoir finir, chaque mouvement, chaque action, prend une importance démesurée. Allumer une cigarette prend alors 2 planches entières ! 16 cases pour décomposer un tel mouvement montre bien l’importance que revêt une action banale dans la monotonie des changements réguliers du paysage, aussi fantastiques soient‑ils. Cela met en avant un point inattendu : ces paysages tous plus extraordinaires les uns que les autres sont finalement tellement nombreux que l’ennuie s’installe pour le voyageur, l’ordinaire prenant alors un tour intéressant ! Le monde à l’envers…
Chaque planche est un modèle d’iconographie et de construction en fonction de la situation décrite. Les graphismes peuvent paraître simples mais sont en fait mûrement réfléchis. Il y a très peu de tramage, mais beaucoup de jeux de contraste sur les noirs et blancs, et aussi quelques maladresses. Mais celles-ci passent sans peine pour qui prend le parti de parcourir ces pages aussi rapidement que roule le train de l’histoire, d’autant qu’il s’agit de détails et qu’on en prend plein les yeux partout ailleurs. En résumé, l’auteur semble avoir pensé à tout : chaque détail visuel, chaque situation d’un voyage, même la plus surréaliste. Le revers de la médaille est que ce voyage interminable (187 pages !) peut paraître trop long sur la fin. Pour autant, cet album se lit très vite car aucun texte ne peuple ces planches, tout est dans le ressenti. Une expérience unique, à réserver néanmoins aux lecteurs les plus ouverts à l’art graphique alternatif et dotés d’une certaine capacité de concentration. [-]