Album après album, Yûichi Yokoyama poursuit l’exploration du monde énigmatique qu’il a créé.
Travaux publics,
Combats et
Voyage dévoilaient déjà cet univers impénétrable, peuplé d’habitants inexpressifs, incapables d’agir par eux-mêmes mais mus par une invisible force collective. Ils construisent, se battent. Dans quel but ? Contre qui ? Le Japonais laisse planer le mystère, ne nous donne pas le moindre indice. Ses histoires sans début ni fin s’avèrent dénuées de ressort dramatique. Les personnages, apparemment tous masculins, sont inhumains, anonymes, attifés selon une mode qui nous échappe. Aucune émotion, aucun échange ne transparaissent. Pas de dialogues ou presque. Leur silence jure avec le brouhaha incessant des onomatopées tranchantes, si assourdissantes qu’elles recouvrent les dessins. Cette ambiance glacée et robotique de ces mangas pourrait rebuter. Au contraire l’opacité qui les entoure les rend passionnants, sans que l’on ne sache vraiment trop pourquoi.
Fin 2009 paraît l’extraordinaire
Jardin, l’un des livres les plus étranges et les plus stimulants dont ait accouché la bande dessinée japonaise. Le scénario tient en une phrase : un groupe de personnages hétéroclites pénètre clandestinement dans un jardin fermé. S’ensuivent 330 pages d’errance fantastique, dans un décor mouvant au gré des pages, mêlant nature et constructions artificielles. Comme dans un parc d’attraction prodigieux ou une gigantesque installation d’art contemporain à ciel ouvert, le paysage ne cesse de changer. Sans vraiment se poser de questions, les visiteurs progressent, à la manière d’un jeu vidéo. Montagnes de verre, lacs artificiels ceinturés de tabourets, villages de caoutchouc, bibliothèques borgésiennes, escalators interminables, Yûichi Yokoyama forge un ailleurs infini, enchanteur, magique. L’esthétique géométrique du dessinateur nippon, truffée de volumes et de lignes droites, devient hypnotique. L’exaltation de la lecture trouve aussi sa source dans cette indéfinissable menace qui semble peser sur l’ouvrage (Qui a construit ce complexe ? Pourquoi a-t-on toujours l’impression d’être surveillés ? Qui sont ces patrouilles que les promeneurs craignent autant ?) conférant à l’intrigue une tension particulièrement excitante.
Nouvelle pierre à cet édifice nébuleux,
Nouveaux Corps se présente comme un recueil de nouvelles très courtes. Axée sur les corps, cette compilation se penche notamment sur les accoutrements extravagants des personnages. Déguisements animaliers, masques en forme d’avion ou couvre-chefs futuristes, peintures faciales, vêtements en plastique, en feuilles d’arbre ou en cailloux, photocopies de costard scotchées sur mesure, Yûichi Yokoyama met en image cette mode excentrique, ni vraiment future, ni vraiment passée. « Si l’histoire du monde avait pris une tournure différente que celle qu’on lui connaît, les hommes vivraient selon une autre échelle de valeur, une esthétique différente, explique-t-il. La culture de ce monde voudrait peut-être que les gens ne portent pas de chaussures, qu’ils ne parlent pas ou encore qu’ils portent en permanence quelque chose sur la tête sans jamais montrer leur véritable visage. Ce serait une civilisation complètement étrangère à la nôtre. C’est cela que je veux dessiner : un monde dont la culture soit radicalement différente*. »
Son univers, évidemment marqué par la science-fiction, peut se concevoir comme une sorte d’antichambre de la bande dessinée. Un peu comme si, entre ces pages, à l’abri des regards, se reposaient les personnages farfelus d’Osamu Tezuka et des mangas des années 1960, bien calés dans leur décor composite nourri à l’anticipation et à la fantaisie enfantine… Qu’il décrive les coutumes vestimentaires de cette civilisation parallèle ou raconte, sans autre explication, comment un homme rattrapa un pot de géranium qui tombait du toit d’un immeuble, Yokoyama le démiurge bâtit une œuvre incomparable, fantasque, qui s’affranchit des genres et semble sortir de nulle part. Mais dont le magnétisme mécanique nous happe immanquablement.
* Les citations sont tirées d’une interview de l’auteur reproduite à la fin de l’album
Combats.
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