Yûichi Yokoyama est ici moins mangaka que pornographe conceptuel. [+]

Qu’est-ce que Travaux publics, sinon une parfaite illustration de la stupidité humaine ? Une ode à la créativité ? Non, plutôt à la vanité. Avant tout, clarifions les choses : Yûichi Yokoyama est ici moins mangaka que pornographe conceptuel. Le roi du gros plan, le baron du pilon, l’empereur des éclaboussures. Ses pages accueillent l’observation obscène de chantiers de construction tapageurs, où des engins aux formes pures enchaînent les manœuvres. N’y cherchez aucune histoire. Dans cet empire des signes, des onomatopées XXL, qui tiennent autant du ronronnement de pelleteuse que du râle lascif, jouent l’assourdissante mélodie d’entreprises de destruction-création express, dont l’unique but semble de réagencer le paysage par caprice anthropocentrique. Par exemple, créer un gigantesque bassin pour y placer une salle d’observation subaquatique de… gros cailloux identiques, à perte de vue, placés par l’homme lui-même. Le tout pour satisfaire des grappes d’ingénieurs / bâtisseurs / land artists sans volonté propre, comme hypnotisés par le culte aveugle des prouesses d’ingénierie et de la conquête des espaces. « Wouah ! » s’émeuvent-ils comme une seule personne — de six ans et demi — sur leurs pelouses artificielles. Ainsi le fécond Yokoyama, dont la démarche se réclame apolitique (« Je veux dessiner la pure apparence des choses » dit-il en 2004, sans chercher à donner un sens à ses récits), a-t-il involontairement créé une sensationnelle satire des excès de la civilisation industrielle (expansionnisme géographique, production effrénée…), dont les conséquences se paient cash pour le vivant. À ce titre, ses hommes-pions à la détermination inébranlable, évoluant dans des planches au ton enthousiaste, rendent l’œuvre presque angoissante. Ce manga venu d’ailleurs, au fond, pourrait être l’étrange carnet d’observation produit par une race alien qui étudierait l’Homo sapiens. « Espèce trop stupide pour nous nuire. S’autodétruira probablement » conclurait le rapport. On aimerait lui donner tort. Ce que ne fera pas Combats, l’ouvrage suivant de l’auteur qui « raconte » en quelque sorte cette prédiction. [-]

Une sorte de land art industriel [+]

[…] Travaux publics, paru en janvier 2004, décrit en quatre « histoires » de quatre à vingt-sept pages la réalisation de grands travaux qui modifient en profondeur un paysage, une sorte de land art industriel (très loin, il faut le dire, du travail d’un Andy Goldsworthy) mais néanmoins poétique. Ces séquences possèdent une qualité onirique indéniable. Le soin apporté par l’auteur à la narration (car s’il n’y a pas d’histoire, il y a évidemment une narration), au découpage des planches, au rythme induit, tout cela montre que le lecteur est face à une bande dessinée de qualité. […] [-]

Yokoyama Yûichi prend ses quartiers au musée de Kawasaki. [+]

Yokoyama Yûichi prend ses quartiers au musée de Kawasaki. Située entre Tokyo et Yokohama, la ville de Kawasaki est souvent oubliée des touristes qui se souviennent surtout qu’elle a été un des grands centres industriels du pays. Pourtant cette cité ne manque pas de charme et elle n’est surtout pas une banlieue de Tokyo comme certains peuvent le prétendre. Depuis plusieurs années, les responsables de la municipalité ont entrepris de changer son image, en y menant une politique culturelle des plus intéressantes. Parmi les différentes initiatives, il convient de citer la création du Musée municipal (Kawasaki-shi shimin Myûjiamu) en 1988. Cet établissement au service des citoyens, comme son directeur aime à le rappeler, a mis en place une politique originale qui consiste à s’intéresser notamment à l’art sous toutes ses formes, y compris la bande dessinée à laquelle il consacre régulièrement des expositions. C’est le cas actuellement avec l’hommage rendu à Yokoyama Yûichi intitulé Je dessine le temps et mis en scène par l’architecte Suzuno Kôichi [Torafu Architects]. Ce dernier a imaginé d’aménager la salle d’exposition comme un champ de courses autour duquel le visiteur découvre les œuvres de l’artiste considéré comme le chef de file du néo-manga. Sur de grands murs, des extraits de plusieurs de ses livres sont projetés à intervalles réguliers, ce qui donne tout sons sens au titre de l’exposition puisqu’en procédant de cette manière, il renforce l’idée de maîtrise du temps. Sur les grandes tables qui font office de barrières comme celles que l’on trouve dans les hippodromes, de nombreux autres dessins sont exposés. On découvre l’étendue du talent de cet artiste qui joue avec les lignes pour mettre en évidence l’absurdité de notre monde. Cette exposition est ouverte jusqu’au 20 juin. Voilà une bonne raison de faire une halte à Kawasaki. L’atmosphère y est tout aussi agréable qu’à Tokyo et ce n’est qu’à cet endroit que vous pourrez plonger dans l’univers intrigant de Yokoyama Yûichi. [-]